Les Carnets d’ailleurs de Marco & Paula #154: « N’importe quoi ! »
Paula a parfois suspecté Marco de dire « n’importe quoi! ». En Algérie, il était en bonne compagnie…
Un autre jour, je lui demande s’il a une famille. Il a quarante ans, il est célibataire et habite toujours chez ses parents. Les loyers sont trop chers, il n’a pas les moyens de prendre son propre appartement, et donc pas la possibilité de se marier. Le weekend, il part avec son beau-frère, chasser ou pêcher, c’est selon. A l’écouter en parler, je comprends que ces échappées lui permettent de respirer.
Du quartier de la Présidence à la place Audin, où je vais récupérer les collègues tous les matins, la route descend en serpentant. Un jour, la descente s’est faite sur le thème des femmes, et chaque virage un peu appuyé semblait lui donner un nouvel argument. Contre la femme moderne, qui veut son indépendance, qui veut travailler, qui veut son confort, qui veut… bref, « n’importe quoi! ». En plus la loi a changé, et maintenant, dit-il, elles ont tous les droits. Cette fois, il fulmine; « N’importe quoi! ».
Je pensais que ce « n’importe quoi! » était l’expression de sa frustration ou de son désarroi, une expression bien à lui. Puis j’ai entendu un jour un fonctionnaire de haut niveau glisser un « n’importe quoi! » dans la conversation. Le weekend où nous sommes allés à Tipaza, notre accompagnateur a lui aussi ponctué nos discussions d’un « n’importe quoi! » occasionnel. J’ai commencé à me dire que c’était un tic algérois.
Puis nous sommes descendus à Ghardaïa. En bus. J’ai passé onze heures à somnoler et à regarder un paysage qui s’asséchait progressivement, jusqu’à ce qu’il n’y ait vraiment plus que de la pierraille. Vers la fin du périple, nous avons aperçu de temps à autre des champs d’un vert insolent dans ce désert. Des cultures de plein champ, maïs ou pastèques, arrosées par des pivots s’alimentant directement dans l’immense nappe phréatique qui sert de sous-bassement au désert, de l’Algérie jusqu’à la frontière libyenne. « N’importe quoi! » ai-je commencé à me dire.L’Algérie semble être un chantier interminable. Tout le long des six cents kilomètres de route, nous avons vu des villes en construction. Pas des alignements de petits pavillons placés ici ou là par des entrepreneurs ambitieux, mais plutôt des blocs d’immeubles construits aux normes d’un urbanisme étatique. D’ailleurs, toutes ces villes qui émergent au milieu de nulle part sont construites par l’État, pour loger une population toujours croissante – le modèle social algérien dit que chacun a droit à un logement, et donc l’État s’emploie à construire un logement pour chacun*. Enfin, c’est la version officielle; à Alger, cela fait plus de dix ans que Rabah dépose des dossiers pour avoir accès à un logement. Quand j’observai que, pourtant, on voyait des immeubles sortir de terre un peu partout, il rétorqua que ces appartements-là n’étaient pas donnés à des gens comme lui – ces appartements, c’est pour les cousins de ceux d’en haut. « N’importe quoi! », ponctue-t-il encore une fois, après avoir ajouté, au risque de se contredire, qu’avec ces largesses étatiques les Algériens ne veulent plus travailler.
Pendant notre périple vers les oasis du Sud, je n’ai plus entendu personne marmonner ou s’exclamer « n’importe quoi ». Ou alors, peut-être, le disaient-ils en arabe ou en berbère, car je n’ai entendu personne parler français, dans le bus ou aux différents arrêts. J’ai pensé aux ambitions de la francophonie, deuxième langue du monde à l’horizon 2050, qui venaient d’être trompétées par le Président français. La francophonie, me dis-je, c’est quand tout le monde dit « N’importe quoi! ».
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