Les Carnets d’ailleurs de Marco et Paula #47 : conversations avec mon chauffeur
Marco, après quinze jours passés à vagabonder ailleurs, rentre à Kinshasa. Les détails de la vie kinoise qui, il y a quelques semaines, paraissaient naturels ou anodins, font maintenant relief ; une situation que l’on voulait croire « normale » prend des tonalités plus sombres.
Ce deux janvier est un samedi matin et Ian, le chauffeur du bureau, est venu me chercher à l’aéroport ; la circulation sur la route qui mène au centre ville est inhabituellement clairsemée. Je lui demande si c’est parce que les gens se remettent d’avoir trop célébré le nouvel an – je me souviens qu’avant mon départ, tout le monde rêvait de la fête à venir. « Non! » répond-il laconique ; les fonctionnaires n’ont pas été payés et ils n’avaient pas d’argent pour faire la fête ». Lui, est revenu de Matadi* pendant la nuit ; la police a arrêté le bus, et détroussé tous les passagers. “Ils ont tout pris. La police et l’armée n’ont pas été payées non plus, donc ils rançonnent les gens”. Avant de me déposer, Ian demande si je peux lui avancer 150 dollars pour la fête qu’il veut organiser le soir. Pour les Congolais, la fête, c’est sacré – sans doute le viatique qui permet de tenir tous les autres jours.
Ce dimanche matin, c’est Henri, le patron kényan de la petite entreprise de taxi, qui a pris le volant pour nous emmener au centre équestre. La conversation glisse sur l’année à venir. Henri n’est pas optimiste ; il nous explique qu’il va bientôt aller mettre sa famille à l’abri au Kenya en attendant que passent les échéances politiques, et que lui restera à Kinshasa pour gérer le business. Seul, il lui sera plus facile de s’enfuir au cas où le processus des élections présidentielles, qui doivent avoir lieu au plus tard d’ici novembre 2016, dérapait dans le chaos.
La constitution dit que le président ne peut pas cumuler plus de deux mandats, mais Monsieur Kabila tergiverse et semble préférer maintenant un « Dialogue National » à des élections. Des rumeurs de référendum constitutionnel bruissent. L’opposition maugrée. L’an dernier en janvier, il y a déjà eu des manifestations pour exiger que les élections aient lieu suivant le calendrier prévu. Bilan : 15 morts selon les autorités, 42 selon le FIDH (mouvement mondial des Droits Humains). Les observateurs attendent de voir comment va tourner l’anniversaire de ce dérapage.
Selon Monsieur Henri, il y a deux oppositions : celle de l’UDPS de Tshisekedi, le vieil opposant de Mobutu avec la casquette vissée sur le crâne – lui, il ne veut pas le pouvoir, il s’est fait une rente d’être L’opposant. Et puis il y a l’opposition non rentière, qui, elle, veut le pouvoir pour « manger » à son tour, mais elle est mal organisée et les Congolais la regardent d’un œil sceptique. Officiellement, il y a une Commission Electorale Nationale Indépendante, qui devrait organiser les élections mais n’a reçu aucun des financements prévus par la loi. Le pouvoir préfère mettre l’argent dans son spectacle de marionnettes, « le Dialogue National », dont on voit fleurir dans les rues les affiches, telles des fleurs vénéneuses. D’ailleurs, c’est à cause du Dialogue que l’armée et la police n’ont pas été payées fin décembre. Logique.
L’histoire politique du Congo est dyspeptique. Après les remous initiaux de l’indépendance et la liquidation de Lumumba, Mobutu est arrivé au pouvoir sur le dos de la CIA, a mis son grappin sur le butin et s’y est accroché comme un chancre pendant trente ans. En 2003, j’étais allé faire une mission au Katanga, et plusieurs Congolais m’avaient alors demandé si il y avait une chance que l’on puisse faire revenir les Belges. J’étais interloqué, mais considérant que Mobutu avait réussi à mettre au fonds du trou le fleuron industriel de l’Afrique, j’attribuais ce sentiment à un dépit localisé ; la compagnie minière qui exploitait les gisements de cuivre du Katanga – les seconds ou troisièmes plus riches de la planète – avait vu sa production s’effondrer, passant d’un demi-million de tonnes de lingots de cuivre par an à cinq mille tonnes. L’argent pour l’entretien des mines était parti dans la cassette du « Grand Léopard »*.
Après Mobutu est venue la maison Kabila et fils, et l’on glisse du tragique (la destruction du Congo) au sordide (la vente des ruines). Laurent-Désiré Kabila, Katangais d’origine, avait participé aux remous de l’indépendance, puis s’était retourné contre Mobutu, s’installant dans le Sud-Est du Congo dans un grand mouvement de manteau révolutionnaire. En 1965 le Che lui-même vint soutenir cette putative ardeur des grands soirs, amenant avec lui une centaine de militaires cubains d’origine africaine (eh bien oui, histoire de se fondre dans le paysage, évidemment!). Las, “les camarades congolais ne voyaient pas l’intérêt d’apprendre à tirer, ils ne parvenaient pas à fermer l’oeil droit. Ils préféraient tirer autour d’eux.” Quant à Laurent-Désiré Kabila, il ne laissa pas une profonde impression sur le Che : “il est important d’avoir le sérieux révolutionnaire, une idéologie qui guide l’action et un esprit de sacrifice qui accompagne ses actes. Jusqu’à présent, Kabila n’a pas démontré posséder une seule de ces qualités. Il est jeune et il peut changer, mais je me décide à consigner sur le papier – un papier qui ne verra la lumière que dans plusieurs années – mes très gros doutes quant à sa capacité de dépasser ses défauts.”
Effectivement, après le départ des Cubains, Kabila père s’installa dans le trafic d’or et de bois avec la Tanzanie (où, dit-on, il gérait aussi un bar), tout en prétendant gouverner un état marxiste avec le « Parti Révolutionnaire du Peuple » et le soutien de Pékin. Il vécut ainsi tranquillement de ses petites combines pendant trente ans, tandis que Mobutu pourrissait lentement (à) Kinshasa. Finalement en 1997, Mobutu étant à son dernier souffle, les Ougandais et les Rwandais, qui faisaient de la prospection minière dans l’Est du Congo, emmenèrent Kabila dans leurs cantines de campagne et l’installèrent au pouvoir à la place du « Vieux ». Kabila reprit l’enseigne sans rien y changer, mais se fit abattre à bout portant par un de ses enfants soldats* (2001). Depuis, c’est la maison Kabila fils. Encore une fois avec le soutien de Pékin.
Et vous vous étonnez qu’il ne veuille pas partir comme le demande la Constitution qu’il a lui-même négociée ? C’est ce que l’on appelle un atavisme.
En arrivant à Kinshasa cette année, j’ai demandé autour de moi si on entendait ici aussi des Congolais espérer le retour des Belges. On m’a dit que oui.
* Matadi est à environ 350 kilomètres au sud-ouest de Kinshasa.
* Un des surnoms de Mobutu. Voir l’analyse de Serge M’Boukou, “Mobutu, roi du Zaïre. Essai de socio-anthropologie politique à partir d’une figure dictatoriale”, dans le portiQue, Revue de philosophie et de sciences humaines.
* Pour sa marche sur Kinshasa Kabila père avait enrôlé, selon certaines sources, près de 10 000 enfants soldats.
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