Le « skypethon » : Les carnets d’ailleurs de Marco et Paula #204
Le nomadisme de Marco et Paula les entraîne à passer de longs mois fort loin l’un de l’autre; comment tiennent-ils?
Il est 19 heures ici, 18 heures au Tchad ; il est temps que je branche mon poste pour contacter radio N’Djaména, si les dieux hertziens le veulent bien. Ça sonne de l’autre côté, espoir. Rapidement, une voix nasillarde annonce « the person you’re now trying to reach is currently not available, please leave a message after the bip ». Un coup dans l’air. Est-ce que la connexion est vraiment mauvaise cette fois-ci, ou est-ce que Paula est encore trop occupée à travailler? Avant de patienter cinq minutes, j’envoie un message sur sa boîte professionnelle pour lui rappeler que l’heure avance. Les cinq minutes se sont écoulées, je rappelle. « The person you’re now trying to… « . Je coupe, je ne veux pas en entendre plus. J’envoie un texto sur son téléphone: « Ma chérie, c’est l’heure! ». Puis j’attends encore quelques minutes. Je re-sonne. La tête de Paula apparaît sur l’écran, souriante. J’ai de la chance, il n’est que 19h15. « Mon chéri, donne-moi cinq minutes, il faut encore que je réponde à un email ».
« Ma chérie, c’est l’heure! »
Paula est maintenant de profil sur mon écran, elle tape un message sur l’ordinateur professionnel qui est à sa droite, et ne regarde plus sa machine personnelle. Ça tombe bien, il se trouve que j’aime particulièrement son profil gauche. « Dis-moi quelque chose pendant que j’écris », dit-elle. C’est une sorte de rituel. Je ne comprends pas comment elle peut écouter et écrire en même temps. J’ai lu quelque part que les femmes sont plus douées que les hommes pour le multi-tasking. En tout cas, je sais que moi, le sapiens mâle, je ne peux pas consulter une carte dans la voiture si la musique continue de jouer; Paula, elle, peut chanter et consulter la carte. Et, autre handicap dont je ne sais s’il est fonction ou non de la testostérone, quand on ne me regarde pas, je ne trouve plus rien à dire; mon cerveau se déconnecte s’il n’a pas en face de lui deux yeux brillants pour le mettre sous tension. Paula, elle, peut babiller sans me regarder ou même me voir. Diablerie de femme!
Mais voilà que Paula se retourne vers moi, son sourire s’est effacé, elle se passe la main dans les cheveux, la tête un peu penchée et me regarde. Je sens que des ébauches de phrases commencent à se former dans mon encéphale, mais j’ai raté l’occasion, et Paula est déjà en train de me raconter sa demi-journée, les tracasseries, les absurdités diverses, les réunions qui n’en finissent pas, les conflits en cours et à venir, le travail en retard, et son impatience de voir la semaine se terminer alors que nous ne sommes que lundi soir. Nous aurons une discussion de la même teneur demain midi, puisque nous nous donnons rendez-vous deux fois par jour, profitant du fait que nous sommes presque sur le même fuseau horaire et que je suis disponible en ce moment.
Les organisations humanitaires, tout comme les bureaux d’étude, ont à leurs sièges du personnel chargé d’apporter un appui – administratif, technique et moral – aux équipes qui sont sur le terrain, un processus connu sous le nom de backstopping, qui peut, dans certains cas, en raison soit de son absence soit de son incompétence, se révéler être une nuisance ou même un boulet pour le chef de mission, qui doit alors gérer un client, un bailleur, une administration nationale et son propre employeur, tous ayant naturellement des intérêts divergents. C’est une combinaison pratiquement garantie pour la descente en vrilles et le burn-out. Donc, comme je ne veux pas voir Paula partir en flammes, j’assure à travers nos échanges un backstopping informel et me demande d’ailleurs parfois, au cours de ces discussions, si je ne devrais pas envoyer une facture à son organisation pour l’excellent service que je lui fournis.
L’appui de l’humanitaire …
Nos conversations ne se réduisent heureusement pas à cette fonction cathartique, et nous parlons de bien d’autres choses – le dernier film, le dernier livre, la dernière insomnie, la dernière ballade, les dernières nouvelles de la famille, le prochain contrat, le retour à Washington, etc., exactement comme si nous nous retrouvions autour de la table du déjeuner ou du dîner. D’ailleurs, le midi, nous sommes quasiment assis à table, puisque Paula fait coïncider sa mini-pause déjeuner avec nos rendez-vous de la mi-journée. Comme elle n’a pas beaucoup de temps, elle parle souvent la bouche pleine, bien que sa mère le lui ait interdit. Le soir, nous dînons en revanche chacun de notre côté.
Comme ces temps-ci nous ne sommes que rarement à portée de main l’un de l’autre ces séances de vis-à-vis électronique sont la bouée à laquelle nous amarrons notre relation. Bref, c’est grâce à la technologie – encore une fois – que notre nomadisme n’est pas rapidement devenu divergent. Parfois, je me prends à divaguer et imaginer que nous sommes encore au XIXème siècle ; que ferions-nous? Peut-être nous serions nous écrit des chroniques nomades l’un à l’autre, un peu à la manière d’Alexandra David-Néel qui parcourut à pied durant une quarantaine d’années l’Inde, la Chine et le Tibet, et relata par lettres ses expériences à son mari.
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