De la fragilité du monde: Les carnets d’ailleurs de Marco & Paula #168
Marco, qui termine son mois de rééducation, a fait dans cet univers aseptisé quelques découvertes qui l’ont un peu troublé. C’est, après tout, dans la tradition des sanatoriums et autres centres de santé où l’on vit reclus.
Perdu dans la masse des livres sans grand intérêt empilés sur les étagères de la salle de détente du centre de rééducation, j’ai trouvé au cours d’une exploration alanguie un livre dans le droit fil de mes obsessions: le récit autobiographique écrit en 1938 par un jeune allemand qui venait de se réfugier en Angleterre, ne pouvant plus supporter ce qu’était devenue l’Allemagne sous la férule nazie. Le manuscrit ne fut pas publié, et quelques dix ans après la guerre Sebastian Haffner, son auteur rentra en Allemagne poursuivre une belle carrière de journaliste et d’essayiste. Après sa mort, le manuscrit fut retrouvé au fond d’un tiroir, et devint un livre: Histoire d’un Allemand, souvenirs 1914-1933
Écrire l’impossible …
Je n’y aurais pas prêté plus d’attention si ce n’était pour une remarque du préfacier: après la publication, quelques universitaires engoncés dans leurs présupposés dénoncèrent le livre comme un faux, arguant qu’il n’était pas possible qu’un jeune allemand bien éduqué écrive dans les années trente avec autant de lucidité sur la transformation de l’Allemagne et la venue, qui lui semblait inéluctable, de la guerre. C’était un affront pour ces bien-pensants qui voulaient désespérément croire que les catastrophes totalitaire et guerrière ourdies par le régime nazi étaient indétectables ex ante. Las, le manuscrit fut envoyé pour autopsie dans un laboratoire, qui prouva que pas une ligne, pas une rature n’étaient postérieures à 1938. Les Tartuffes étaient déboutés.
Je parcourus rapidement ce livre mordant, qui par bien des égards m’a semblé faire écho au roman de Philip Kerr que j’avais lu au milieu des pommiers: L’été de cristal, dans lequel l’auteur décrit les enquêtes de Bernie Gunther, ancien policier devenu détective privé pour échapper à la mainmise du parti nazi et de ses arrivistes sur l’appareil policier. Les deux livres témoignent, d’une manière étrangement similaire, de la vitesse à laquelle une société peut basculer dans la violence et le nihilisme, et de l’apparent aveuglement dans lequel celle-ci se réfugie. Voilà bien une parabole inquiétante pour nos temps modernes, pensai-je.
Je parcourus rapidement ce livre mordant, qui par bien des égards m’a semblé faire écho au roman de Philip Kerr que j’avais lu au milieu des pommiers: L’été de cristal, dans lequel l’auteur décrit les enquêtes de Bernie Gunther, ancien policier devenu détective privé pour échapper à la mainmise du parti nazi et de ses arrivistes sur l’appareil policier. Les deux livres témoignent, d’une manière étrangement similaire, de la vitesse à laquelle une société peut basculer dans la violence et le nihilisme, et de l’apparent aveuglement dans lequel celle-ci se réfugie. Voilà bien une parabole inquiétante pour nos temps modernes, pensai-je.
À table …
Un midi je décrivis ma découverte à mes commensaux – le sujet me paraissait suffisamment général pour ne heurter personne, et assez croustillant pour peut-être alimenter une conversation le temps d’un repas. J’expliquais que le morceau de bravoure du livre était le chapitre dans lequel notre jeune Allemand, candidat au doctorat de droit, se trouve embarqué, avec une centaine d’autres doctorants, dans un camp paramilitaire d’endoctrinement; en quelques semaines la grande majorité de ces têtes supposément bien faites furent habilement retournées. L’histoire intéressa assez l’un de mes interlocuteurs pour qu’il lise le livre à son tour.
Quelques jours plus tard, le sujet revint donc sur la table – ce qui, à l’aune des conversations de cantine que nous nous servions d’ordinaire, me parût être un succès plus savoureux que les desserts que l’on nous donnait. Presque tous autour de la table, nous nous interrogeâmes alors: comment était-il possible – en quelques années, sinon même quelques mois – qu’un groupe de fanatiques prenne le contrôle complet et total d’une société qui avait la réputation d’être sophistiquée? J’avançais que cela devait plus tenir aux intuitions et aux talents propagandistes du noyau hitlérien qu’à l’application mécanique de théories de la manipulation qui, pensai-je trop hâtivement, n’avaient de toute façon pas encore été inventées.
Quelques jours plus tard, le sujet revint donc sur la table – ce qui, à l’aune des conversations de cantine que nous nous servions d’ordinaire, me parût être un succès plus savoureux que les desserts que l’on nous donnait. Presque tous autour de la table, nous nous interrogeâmes alors: comment était-il possible – en quelques années, sinon même quelques mois – qu’un groupe de fanatiques prenne le contrôle complet et total d’une société qui avait la réputation d’être sophistiquée? J’avançais que cela devait plus tenir aux intuitions et aux talents propagandistes du noyau hitlérien qu’à l’application mécanique de théories de la manipulation qui, pensai-je trop hâtivement, n’avaient de toute façon pas encore été inventées.
Foule, quand je te tiens …
Suite à quelques détours de lecture je tombai un peu plus tard sur le livre de Gustave Lebon, La psychologie des foules, dont j’appris qu’il est encore, de nos jours, le livre de référence incontournable sur la question. J’appris aussi qu’il avait été écrit en 1875; que Mussolini lui-même avait félicité son auteur; qu’il avait amené Edward Bernays, le neveu américain de Sigmund Freud à intégrer l’inconscient de son oncle au développement des techniques modernes de manipulation des foules (‘la pub »), présentées dans un livre initialement intitulé Propaganda que l’on retrouva après la guerre sur les étagères du Docteur Goebbels. Gustave Lebon et Sigmund Freud, deux des intellectuels les plus éminents de leur époque, avaient trempé à leur corps défendant dans l’avènement d’une des plus sordides tragédies de notre histoire. Je relatais cette découverte à ma tablée. Silence pensif…
Ainsi, encore de nos jours dans nos sanatoriums et autres centres de remise en santé, tout comme dans celui de ‘La montagne magique’ de Thomas Mann, les corps malades font des découvertes sur l’essence fragile du monde.
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