Carnets d’ailleurs #43. Marco et Paula: télescopages multiples et variés…
La tête dans Max Weber, Marco se déjante à Kinshasa, perd ses repères, plonge dans l’histoire et se retrouve pris au piège de mondes télescopés.
Un de mes collègues, encore relativement jeune, embauché il y a moins d’un an, et avec qui j’ai de fréquentes conversations, se désespère: rien n’avance, rien n’est produit dans les temps, tout se fait dans la précipitation et l’urgence, au milieu d’une ambiance joviale et plutôt bonhomme. Si ça n’est pas fait aujourd’hui, ça sera fait demain. Ou plus tard. Un bât blesse mon collègue congolais: jusqu’à maintenant, il a fait toute sa carrière dans des organisations internationales intervenant au Congo, où on lui a inculqué les valeurs des organisations professionnelles modernes (ces dynamiques qui intéressaient Max Weber, sociologue allemand du début du 20ème siècle). Il a déjà envie de repartir vers ces terres plus fertiles pour la compétence et l’ambition, et de laisser l’administration congolaise à son foutoir.
Vu de plus haut, de plus loin, du coté des sphères académiques, c’est le type même de problème qui vexe les économistes du développement: le transfert de compétences, et comment l’obtenir. Pour de nombreux analystes, ce fut, et c’est, l’un des grands moteurs du décollage des économies asiatiques. Les entreprises multinationales et leurs investissements sont l’un des meilleurs vecteurs pour ce transfert de compétence: la multinationale A investit dans le pays B, et passe des contrats avec la firme locale C, contrats qui stipulent que les locaux vont devoir se mettre au diapason international. Puis l’employé local D quitte l’entreprise C et va travailler ailleurs (généralement dans une autre entreprise également de mèche avec une multinationale). Pour que ça fonctionne, il faut que D tombe dans un milieu porteur – apparemment ce n’est pas ce qui arrive à mon jeune collègue; la dynamique se bloque.
Pour que la logique du transfert de compétences se mette en branle, il faut qu’il y ait des investissements étrangers. Ce qui est bien un autre goulot pour l’étranglement de l’Africain; le journal The Economist énonçait dans son édition du 7 novembre que l’Afrique est en réalité en train de se désindustrialiser. La Chine y met du sien: si le coût du travail en Afrique est très bas, la productivité l’est aussi (en partie une fonction du caractère rudimentaire de l’organisation du travail); le coût du travail en Chine est aujourd’hui beaucoup plus élevé qu’en Afrique (aux alentours de sept fois), mais les entreprises chinoises, bien organisées, demeurent compétitives et elles ont, à ce jour, pratiquement anéanti l’industrie textile africaine. Les Chinois font des boubous plus beaux et moins chers que les fabricants africains.
A qui la faute ?
“Que de problèmes ! Nous n’avons jamais connu en Europe de conflit insurmontable entre notre organisation sociale et notre environment technique: tous deux évoluaient plus ou moins de concert. En Afrique, une organisation sociale archaïque est confrontée avec la toute-puissance d’une civilisation technique qui la désagrège sans la remplacer. Certes, le Congo entre peu à peu dans l’ère moderne. […] Mais n’est-ce pas au prix de la disparition d’un monde coutumier dépassé mais encore nécessaire et -pour quelques temps- irremplaçable? Et au nom de quoi? De la belle civilisation dont nous récoltons en ce moment les fruits en Europe? […] Voilà pourquoi il est si difficile de garder bonne conscience en détruisant, par le seul fait d’être nous-mêmes, des traditions parfois dures mais vénérables, en n’offrant pour les remplacer que des pantalons blancs et des lunettes noires, quelques connaissances et une immense attente.”
Si vous appréciez les télescopages, sachez que ce texte a été écrit entre 1940 et 1945*.
Télescopage mode mondialisée: Ce sont les missionnaires blancs qui au 19ème siècle ont propagé en Afrique l’usage du pagne, coupé dans des tissus fabriqués en Hollande et en Grande-Bretagne qui s’inspiraient des batiks indonésiens.
Note de bas de page qui n’a rien à voir avec rien, sauf avec les télescopages : En 1965 aterrissait sur le bureau du Président des Etats-Unis un rapport du Comité Scientifique Consultatif intitulé “Restaurer la qualité de notre environnement” où l’on peut lire ceci: “La possibilité d’un changement climatique résultant de changements des quantités de dioxyde de carbone dans l’atmosphère a été émise, indépendamment, à la fois par le géologue Américain T.C. Chamberlain, et le chimiste suédois S. Arrhenius, au début de ce siècle”. Il s’agit bien évidemment du 20ème siècle, pas de notre 21ème. Suit une étude approfondie des-dites émissions de dioxyde de carbone et de leurs conséquences possibles: “En l’an 2000, le taux d’augmentation de CO2 dans l’atmosphère sera proche de 25%. Cela pourrait être suffisant pour produire des changements mesurables et peut-être même marqués du climat, et va presque certainement causer des changements significatifs de la température et autres caractéristiques de la stratosphère” [p. 126-7].
J’entends déjà Paula me dire : “On nous prend pour des quiches.”
*Souchard, V. (1983), Jours de brousse : Congo, 1940-1945, Bruxelles. Il s’agit en fait du journal de Vladimir Drachoussof, agronome belge, fils de Russes ayant émigré en Belgique au moment de la Révolution d’Octobre. Il était chargé de collecter les impôts nécessaires à “l’effort de guerre”, souvent sous forme de paniers remplis de caoutchouc. Son passé de déraciné lui donnait une acuité mentale rare pour décrypter le discours et la pratique colonialistes.
Tout Nomad’s land.
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