Comment peut-on être un bon prof ? De la théorie à la pratique, les formations se multiplient mais les questions restent ouvertes. La pédagogie universitaire, une affaire à suivre…
L’année dernière, j’avais dû disséquer publiquement la structure et les « niveaux d’apprentissage » de mon cours magistral (CM) devant des thésards en sciences dures plus que dubitatifs quand on leur parle de rhétorique. Mais au bout du compte, j’avais trouvé assez utile de réfléchir pendant deux jours à la cohérence de ma notation, et à la manière de l’expliquer aux étudiants.
Cette année, je suis encore la seule littéraire, et la seule fille avec la formatrice. Les objectifs de la journée sont clairs : comment gérer ses émotions quand on est prof? Comment lutter contre les préjugés inconscients qui nous habitent, comment éviter les discriminations qu’on est tous prêts à faire à notre insu contre les obèses, les filles voilées, les cancres, la pin-up de l’amphi? Comment créer un climat de bien-être pour que tous nos élèves se sentent comme des poissons dans l’eau? On est le 1er avril, le groupe est plutôt sympathique et l’humeur badine. À ceci près que parler d’émotions avec des spécialistes du séquençage des génomes ou de la fusion des bases de données, ça tourne court assez vite. D’ailleurs, quand la formatrice explique qu’elle a fait une thèse de psycho avant de se spécialiser dans les sciences de l’éducation, sourires de supériorité goguenarde sur tous les visages masculins. Les sciences molles, c’est pour les filles, c’est bien connu.
On essaye de lister par petits groupes les qualités d’un bon prof. Je place en numéro 1 la compétence, puis je décline la pédagogie en quatre qualités (la clarté, le sens de la communication, la capacité à s’adapter et l’humour). J’étais assez contente de moi mais on passe vingt minutes à débattre pour savoir si c’est la compétence ou la pédagogie qui prime, les scientifiques étant presque tous convaincus que c’est la pédagogie. Finalement, on s’accorde à dire que la compétence l’emporte pour les profs de fac, alors que la pédagogie lui ravirait très légèrement la première place pour les profs du secondaire. La formatrice nous rappelle l’importance du « contrat didactique« , c’est-à-dire expliquer aux élèves ce qu’on va faire, comment on va le faire et pourquoi on va le faire. En un mot, faire un syllabus.
Déjeuner avec des scientifiques, c’est assez sympa finalement. Comme j’ai vu vendredi l’émission Ce soir ou jamais sur le don d’organes et la vaccination, je leur pose plein de questions sur les médicaments qu’on prend, est-ce que ça peut effectivement donner la sclérose en plaques et autres réjouissances… Leur jugement sur ces parents qui refusent de faire vacciner leur enfant est sans appel : ça met en danger non seulement leur petit chéri mais aussi les personnes âgées ou vulnérables qui les entourent et qu’ils pourraient contaminer. On parle de maïs génétiquement modifié que les Africains pourraient cultiver sans eau, d’embryons à trois ADN qui permettent aux mères concernées d’avoir un enfant sans transmettre leur maladie mitochondriale. C’est bien, au fond, les sciences dures.
L’après-midi, on se demande tous comment lutter contre nos stéréotypes. La formatrice nous montre quelques films édifiants sur l’intériorisation de leur prétendue infériorité par les groupes stigmatisés. Une première étude demande à des enfants Noirs de choisir entre une poupée blanche et une poupée noire, et de dire laquelle leur semble la plus belle : 15 enfants sur 21 choisissent la poupée blanche :
Black doll, white doll
Un second documentaire montre l’expérience menée par une institutrice de l’Iowa, Jane Elliott sur ses élèves: pour leur faire prendre conscience de l’intériorisation des discriminations, elle leur annonce un jour que les enfants aux yeux marrons devront porter un signe distinctif car ils sont moins intelligents et moins concentrés que les enfants aux yeux bleus. S’ensuit une série de privilèges pour les seconds, qui commencent à s’unir contre les enfants aux yeux marrons et à les insulter en toute impunité… jusqu’au lendemain où la maîtresse inverse l’expérience. Stigmatisés, ce sont alors les élèves aux yeux bleus qui se referment sur eux-mêmes, présentent des problèmes de concentration et de confiance en eux.
La classe divisée
Et la formatrice de nous convaincre que chez les adultes comme chez les enfants, les mécanismes d’infériorisation sont identiques: une étude sur des étudiants brillants de Stanford a montré que, parmi eux, les étudiants Noirs réussissaient moins bien quand on leur faisait faire un test en leur annonçant qu’il allait évaluer leurs capacités intellectuelles que quand on leur faisait simplement passer le test. De même que des sportifs blancs réussissent moins bien des courses de haut niveau si on leur montre juste avant une vidéo vantant la prétendue supériorité athlétique des Noirs. En un mot, les étudiants stigmatisés ou placés en situation de stress ont des troubles de la mémoire, des problèmes de confiance en eux et réussissent finalement moins bien que les autres. La formatrice avait commencé la journée en nous annonçant qu’il y avait belle lurette que la fac s’était démocratisée et que la reproduction sociale dénoncée par Bourdieu était à présent terminée. On n’en a pourtant pas fini avec les barrières invisibles que nos étudiants ont intériorisées…
Les enseignants doivent donc lutter contre les prophéties autoréalisatrices qui conduisent les élèves à l’échec, en développant leurs motivations intrinsèques (curiosité intellectuelle, sens du défi…) et leurs motivations extrinsèques (désir de gagner de l’argent etc…). Il faut limiter les sources de stress et les climats de compétition qui pénalisent les plus vulnérables, favoriser la coopération entre les élèves. Je trouve ça passionnant en théorie, mais dans la pratique, comment je fais avec les 75 étudiants de mon amphi que je vois 12 fois dans l’année, dont je ne connais même pas les noms et encore moins les histoires personnelles, et qui filent généralement dès que le cours est fini ? La réponse dans un an, pour la prochaine formation ?
Quand je reprends mon train le soir, je ne suis pas tellement plus avancée.
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