Disparition du mythique batteur de Can, Jacki Liebezeit, l’homme métronome
Dans le monde secret des musiciens, la hiérarchie des artistes diffère souvent de celle du grand public. Entre eux, les artistes savent qui est qui, sans l’ombre d’un doute. La connaissance de l’intérieur. Quand la mort du batteur Jacki Liebezeit a été annoncée cette semaine, la famille des musiciens a compris instantanément l’immensité qu’est la perte de ce penseur sonore, sensible et audacieux.
Bien sûr la mort de Jacki Liebezeit, emporté à 78 ans par une pneumonie soudaine, ne fera pas les gros titres. Pourtant dans le monde secret des musiciens l’émotion est grande tant l’évidence est là. Pas de doute: Jacki Liebezeit fut bien l’un des batteurs les plus inventifs, intelligents et funky de ces cinquante dernières années.
Seulement voilà, qui dans le public remarque celui qui pourtant tient la baraque, l’homme (ou la femme) assis au fond de la scène caché derrière la grosse caisse ou les cymbales? Tous les instrumentistes savent pourtant que c’est là que se tient l’âme et la colonne vertébrale de tout groupe de musique. Le public trop souvent l’ignore. Au début du vingtième siècle, le batteur, c’était celui qui, à la fin du bal ou du concert, passait le ballet et rangeait les chaises et les pupitres. On a fait un peu de progrès.
Lundi dernier dans la soirée, mon téléphone a sonné. Amis musiciens de New-York, Berlin ou de Madrid, triste nouvelle de la famille, répétée en boucle, la même information qu’on s’échange à la vitesse du son dans un soupir:
«T’es au courant…Jacki Liebezeit est mort…quelle m… ». Pour nous tous, Liebezeit, c’était celui qui avait réussi le prodige d’être à la fois cérébral et intellectuel tout en étant pleinement funky, et bien sûr rythmiquement irrésistible. L’alliage improbable que l’on croyait impossible.
J’ai tout appris par moi même, juste en écoutant, en pensant, et en pratiquant.
Jacki Liebezeit
Vous ne connaissiez pas Jacki Liebezeit? Vous avez de la chance! Vous allez le découvrir (j’aimerais retrouver ce gout de la surprise initiale), et sa musique est encore l’une des plus vivantes et des plus spontanées qui se puisse aujourd’hui entendre, même trente ans après les faits. C’était une époque où on avait les cheveux longs, et les idées encore plus longues. Et oui.
Si on parle de Jacki Liebezeit, il faut bien sûr d’abord parler de CAN (1969/1983), impossible d’évoquer l’un sans l’autre. Can, cet incroyable, unique et improbable groupe de rock expérimental et psychédélique allemand (s’il faut mettre une étiquette) qu’il co-fonda en 1969, et au sein duquel il écrivit une des pages les plus intelligentes et déglinguées de la musique vivante du vingtième siècle. Can compte encore aujourd’hui des fans parmi les intellos les plus radicaux, les rockers les plus sauvages, et les jazzmen les plus curieux. L’exploit est à souligner !
Nous avons été avec Can, l’un des tous premiers groupes à avoir son studio. Mais c’était un studio-laboratoire où nous avons essayé de faire quelque chose de profondément différent. Jouer dans un état d’improvisation spontannée, quasi-hypnotique.
Jacki Liebezeit
La formation de Can dit déjà beaucoup de sa liberté, un défi d’alliances musicales impossibles comme point de départ: Un batteur venu du jazz (Jacki Liebezeit), un bassiste compositeur bidouilleur d’électronique, venant du monde de la musique contemporaine, élève de Stockhausen (Holgar Czukay), un ex-chef d’orchestre qui passe au clavier et s’engage avant tout le monde dans la musique électronique (Irmin Schmidt), et pour couronner le tout, un guitariste de hard rock (Michael Karoli). Allez faire sonner un tel groupe avec des horizons aussi disparates. Et bien, il sonna, au-delà de tout ce à quoi on aurait pu s’attendre. Un son révolutionnaire! Une expérience sidérale! Le Krautrock etait né! A quelques pas de là Kraftwerk faisait ses gammes.
Ou avec cet album-voyage Full Circle de 1982
Jugez-en par vous même avec cette version magistrale de Dizzy Dizzy, de 1977.
Les compositions de Can font souvent penser aussi à celles du Miles Davis de la même époque. Des compositions de très longues durées basées sur de longues improvisations soutenues par une rythmique obsédante très intense et très élaborée. Dans ce jeu de perceptions et d’intuitions calculées, Liebezeit fut le musicien-chef. Le gardien du groove.
Techniquement, Jaki Liebezeit, fût un batteur unique aux ambitions musicales très étonnantes. Son but, son aspiration? Jouer exactement avec la férocité implacable et répétitive d’une machine. Quel est l’intérêt me direz-vous? Eh bien, c’est là que les choses se corsent. Apres avoir installé une de ces boucles diaboliques qui tend le morceau de bout en bout, Liebezeit, peu à peu, sans qu’on n’y fasse immédiatement attention tant cela est fait de manière subtile, sait faire évoluer la trame rythmique en mille inventions sans jamais perdre le « beat » original. Rien de plus difficile. Changer le décors du tout au tout sans que l’auditeur ne le remarque. Entre le début et la fin des (longs) morceaux, il a changé de monde et de couleur, mais la variation (du fait de sa subtile progression) est demeurée imperceptible. Et à la fin de la pièce musicale, on se demande: « Mais comment ai-je pu me retrouver plongé dans ce paysage sans m’en rendre compte? » Trés bluffant. Trés savant, trés virtuose aussi.
Sur scène nous recomposions ce que nous avions crée dans notre studio. C’était une expérience radicale.
Jacki Liebezet Exemple à l’appui avec ce déjanté March 22 en 1977 au Bataclan musique de transe extatique et rebelle aux conventions marchandes.
Can demeure aujourd’hui encore une référence incontournable, tant pour le monde de la musique improvisée que pour celui de la musique contemporaine, mais aussi celui de l’electro et du rock. Qui dit mieux ?
L’époque était folle et créative, et nous renvoie une triste image de la nôtre, si sage et rusée. Jacki Liebezeit, quittera Can en 1979, et jamais ce groupe culte ne sera reformé malgré quelques rencontres sans lendemain. Dimanche dernier, son cœur de battre s’est arrêté. Fin de la mesure. Il avait 78 ans.
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