Les Chiens Errants (Tsai Ming Liang), « La cour de Babel (Julie Bertuccelli)
Cinéma cardinal. Au Nord, une classe de français où on apprend aussi à connaître la culture de l’autre, au Sud des vauriens dont la culture est la misère. A Paris, Julie Bertuccelli montre qu’à l’école les différences peuvent être la chance de la rencontre de la diversité. De Taïwan, Tsai Ming Liang invite à une expérience exigeante mais hallucinante.
Deux propositions plastiquement opposées dans la rose des vents cinématographique.
Les Chiens Errants – Tsai Ming Liang (Taiwan) 2h13
C’est une expérience cinématographique rare, difficile mais bouleversante et enthousiasmante pour peu qu’on accepte de la tenter. De se laisser hypnotiser.
Qui sont ces chiens errants? Ces pauvres gens que l’on voit à l’infini sur l’écran? Peut être nous? Qui n’a jamais erré?
A priori, ceux que nous montre Tsai Ming Liang, c’est un père minable mais qui essaye d’être digne, qui gagne trois sous en tenant une pancarte publicitaire à un carrefour, immobile sous le vent et la pluie, et ses deux jeunes enfants, une fille, un garçon, joyeux comme des enfants, ils ont déjà appris la rue et la misère, le squatt éclairé à la bougie où ils dorment, tout le monde dans le même lit, ils s’en foutent car ils ne connaissent pas autre chose. Il y a aussi leur mère, ailleurs, partie, son errance semble plus psychiatrique, ils la rejoignent parfois dans le supermarché où elle travaille. La nuit, elle erre elle aussi dans des friches, torche à la main, au hasard de son chemin elle s’arrête, fascinée, devant une fresque peinte sur une ruine représentant un paysage idyllique, celui d’avant son séisme.
Peut-on raconter l’histoire des Chiens Errants? Il n’y a pas d’histoire, pas de début, pas de fin, le film montre, propose, une succession d’images et de plans, longs, très longs, parfois plus de 15 minutes…
Dans le supermarché la fillette a acheté un gros choux blanc, elle le transforme en poupée et s’endort avec elle. Un soir de déluge, le père veut emmener ses enfants faire un tour en barque mais la mère les enlève. La séquence suivante montre une famille réunie, on fête l’anniversaire du père, puis la mère surveille les devoirs des enfants, est-ce la même que celle qui sur la séquence d’ouverture se brossait doucement les cheveux, ses petits dormant paisiblement à l’arrière-plan? Ou celle qui sur l’immense plan final fond en larmes devant la fresque de la friche? Qu’importe, chaque parcelle est autonome, elle ne dépend ni de la précédente, ni de la suivante, dans une chronologie déboussolée. On pourra dire que Tsai Ming Liang a voulu hurler, sans discours, la solitude des laissés pour compte des grandes villes et de l’égoïsme du libéralisme. Pas sûr qu’il approuve, il n’est pas le Ken Loach asiatique. Il est d’abord plasticien, beaucoup plus proche de l’hyperréalisme contemplatif du thaïlandais Apichatpong Weerasethakul de Tropical Malady et Oncle Boonmee qui a fasciné qui voulait bien se laisser bercer par les chuchotements et cris de ses forêts abyssales.
Cinéma déconstruit, on approche l’œuvre d’art universelle où, à l’inverse d’une narration classique, toute la place est laissée au spectateur pour inventer sa propre histoire, son hors-champ, la longueur des plans lui permet de s’en affranchir pour en construire ses variations personnelles.
Car l’effet produit par Les Chiens Errants n’est pas seulement le fruit de la beauté éblouissante de ses images.
Rétrospective et expo Tsai Ming Liang à Galeries Cinéma de Bruxelles jusqu’au 28 mai.
La cour de Babel – Julie BERTUCCELLI (France) 1h29
Une caméra plantée pendant toute une année scolaire dans une « classe d’accueil » de 4ème, cours de français. Ils ont entre 13 et 15 ans viennent de partout dans le monde, Afrique, Amérique du Sud, Europe de l’est, Asie… plus de vingt nationalités différentes, presque autant que d’élèves. Enfants de diplomates ou de travailleurs immigrés, leurs parents sont arrivés en France pour des raisons les plus diverses, depuis la demande d’un droit d’asile, jusqu’à une histoire d’amour. L’objectif de la classe d’accueil, intégrée dans un cursus scolaire ensuite classique, vise à l’apprentissage rapide du français. Mais sous l’impulsion d’une professeure remarquable de tact et d’intelligence, elle devient ici un lieu de découverte de l’autre, de dialogue. Quoi de plus intéressant et de plus concret que les témoignages des uns et des autres pour servir de matière à l’apprentissage de la grammaire, de l’orthographe et de la prononciation. Quitte à ce que l’échange vire au débat animé quand, par exemple, on aborde la question de la religion. (voir extrait)
Pas de commentaire, juste la captation de moments de la vie d’un groupe un peu particulier en privilégiant la vérité du plan serré sur les visages. Ces ados sont venus des 4 coins de la planète avec des langues, des cultures, des coutumes et des religions qui se racontent et se découvrent. Ailleurs on les oppose, on les affronte, parfois jusqu’au génocide. Dans le huis-clos grand ouvert au monde de cette salle de classe, pas de place pour les certitudes et les sentences. Sans angélisme, Julie Bertuccelli a su saisir ces moments de grâce et… d’espoir.
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