Les moutons sont réputés ne pas avoir de personnalité. Ils en ont pourtant une, discrète et collective, qui semble invisible dans l’homogénéité du troupeau. Certains ont même des traits de caractères absolument reconnaissables…
Si on ne remarque pas les « brebis du milieu », noyées dans la masse, à qui il n’arrive jamais rien d’exaltant, on s’attache aux fayottes, aux traînardes, aux bagarreuses ou aux malchanceuses. Ces dernières ont la poisse, ou cherchent à se faire remarquer comme les cancres, et accumulent les petits malheurs. Elles sollicitent perpétuellement notre attention pour les remettre sur pied, tâter les mamelles, désinfecter un bobo, leur tailler un ongle, soigner leur indigestion, leur remettre une boucle d’oreille, leur prêter une boussole… Et d’autres évoluent tellement harmonieusement au sein du groupe que parfois, on réalise:
Tiens, j’ai cette brebis, moi?
Celle qui vit tranquillement sa vie de mouton, elle n’a pas de prénom.
La chef de file est incontestablement Bernadette.
C’est un poste qu’elle s’est octroyée récemment, après avoir été bonne suiveuse pendant 5 ans. Bernadette m’a été offerte par Bernard, un câlineur d’agneaux, elle partait donc avec un capital sympathie particulièrement développé. Elle évoluait discrètement avec sa sœur telle une « brebis du milieu », et l’année dernière, je l’ai changée d’endroit: je l’ai ramenée dans le pâturage de ses premières années, d’où elle a aussitôt retrouvé l’itinéraire que je faisais prendre au troupeau à cette période. Le sentier historique était effacé mais elle l’a retrouvé, et n’a pas voulu suivre le groupe sur le nouveau chemin. Sûre d’elle, elle empruntait « son » sentier. Pendant plusieurs mois, elle s’est délibérément opposée à la leader du moment, une vieille brebis avranchine, courant parfois pour la doubler, et incitant ses disciples à courir dans son sillon. La vieille avranchine a fini par partir à la réforme, et Bernadette a fait son coming-out de guide du troupeau: elle a arrêté de courir et a adopté une démarche posée, façon « plus rien ne s’oppose à mon accession naturelle au poste suprême ». La stature présidentielle, elle l’a.
Une telle brebis est une alliée pour moi: elle a une mémoire visuelle très précise, et malgré son côté première de classe qui est agaçant, elle devine où je veux les emmener quand on doit emprunter un itinéraire bis. C’est grâce à elle que le groupe consent à traverser une rivière infranchissable ou s’aventurer dans un nouvel enclos.
Pourvu que Bernadette ne meure jamais.
Je suis tentée de citer Tristana, car elle a reçu du courrier à son nom.
Probablement une dame venue visiter la bergerie, qui a flashé sur cette brebis à l’air triste. Et qui lui a écrit. Sur l’enveloppe « Bergerie de St-Germain sur Ay – Brebis Tristana ». A l’intérieur, une gentille carte (où la dame parlait surtout d’elle-même et sa solitude).
Tristana était une indolente à l’allure mélancolique, les oreilles basses, proche du suicide… jusqu’à ce qu’elle en ait marre de sentir l’haleine du chien dans son dos, qu’elle se rebelle avec un bon coup de boule à Gala, et qu’elle devienne une brebis du presque-milieu, marchant avant-dernière.
La nouvelle dernière n’a pas encore de prénom, mais elle est d’une lenteur épouvantable, parfois je dois la pousser à la main pour la changer de champ.
La Callas est une jolie petite brebis, qui s’égosille quand ses agneaux s’éloignent de plus d’un mètre. Je crois que c’est la proximité en bergerie qui génère cette peur de mélanger les enfants, car elle est beaucoup moins bruyante dehors. Son bêlement est récurrent et reconnaissable entre tous: il commence grave avec un vibrato qui se brise avec désespoir. Ses agneaux sont souvent muets (soit par honte d’avoir un parent relou qui leur tape l’affiche en public, soit la nature les a dotés d’une ouïe défaillante pour survivre à une mère aussi assourdissante).
Quelques-unes passent pour sympas alors qu’elles sont simplement voraces, et ont assimilé que l’éleveur était un potentiel distributeur de nourriture. Salicorne dévore tout ce qu’on peut lui donner, des croissants aux bananes, mais je soupçonne que sa tendance dominante la pousse à avaler n’importe quoi juste pour empêcher une autre de l’avoir. Elle, c’est plutôt une gangsta sister qu’une chef scout fraternelle. Et quand son agneau n’est pas la terreur de cour de récré qu’elle rêve d’avoir mis au monde, elle l’étouffe en se couchant dessus.
En revanche, La Granvillaise semble apprécier sincèrement le joue-contre-joue, et recherche le contact humain pour le plaisir. Ses câlins pleins de suint et de regard béat sont par ailleurs bénéfiques pour hydrater la peau des mains…
Certaines sont dénommées d’après des caractéristiques physiques: Pamela (gros seins), Clochette (aux petites boules de chair pendues à son cou), Poker Face (tronche effrayante), Jackie Brown (mama black sexy et décidée), Shéhérazade (boucle 1001)… Et il y les appellations par groupe, plutôt destinées aux agneaux car il faut éviter de s’attacher, la plupart partant avant l’âge adulte: les léopards quand ils sont mouchetés, les Benetton en duo noir et blanc, et les Adoptés dont il faut prendre d’avantage soin pour vérifier que l’attachement maternel reconstruit artificiellement va tenir dans le temps…
Contrairement à leur légende, les béliers ont peu de personnalité, souvent réduits à des objets sexuels interchangeables. Ils restent peu de temps dans le troupeau car les éleveurs les renouvellent régulièrement. Du coup, ils ne pigent jamais le fonctionnement d’une exploitation et suivent bêtement. Ils sont appréciés pour leur docilité, leur appétit sexuel et le rebondi de leur arrière-train… L’élevage ovin serait-il une revanche matriarcale?
Mon trio de grands dadais inséparables s’appelle les 2B3. Ils font absolument tout en même temps et hors pic d’activité virile, se suffisent de leur propre compagnie. Et puis il y a mon bélier noir Mandela, devenu symbole de tolérance à la diversité …
Si certaines brebis se cherchent des projets de vie individuels et un prénom à la hauteur de leur personnalité, je suis reconnaissante à toutes les autres de faire sereinement leur boulot de « milieu de troupeau ». Parce que les questionnements existentiels sur le vivre-ensemble en milieu rural, leur bergère s’en invente bien assez toute seule…
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