Les Carnets d’ailleurs de Marco & Paula #111: Mobilité et immobilités
Marco s’égare dans un cocktail et finit par comprendre que la base du développement, c’est le code.
Que font les pouvoirs publics pour moderniser les transports?
J’ai retenu (ou seulement voulu retenir, avec ma mauvaise foi habituelle) que les pouvoirs publics font des efforts et des études, mais peut-être pas dans cet ordre-là.
J’allais saisir l’occasion offerte par la fin de ce premier panel pour jouer à la « fille de l’air », mais le temps d’échanger nos contacts avec l’expert que je convoitais, le second panel avait commencé, et ses participants ne ressemblaient en rien aux pontifiants qui les avaient précédés: des hommes jeunes, en jeans, l’un mal rasé et coiffé au pétard, qui ont commencé à parler de leurs projets – ou, comme il se dit dans les groupes de prospective et autres lieux savants, de leurs startups ou « jeunes pousses ». En trois minutes, j’étais scotché sur mon siège et il n’était plus question que je parte, même si Paula devait commencer à mourir de faim à m’attendre. L’avenir se déroulait devant mes yeux ébaubis, comme un songe qui enfin m’arrachait aux pesanteurs des « problématiques de développement » qui sont mon lot quotidien.
Il y en avait un qui s’essayait à lancer un site de co-voiturage « à la BaBlaCar » mais il n’était pas convainquant. Comme l’a diagnostiqué l’un des panélistes, vouloir prendre un modèle ailleurs et l’implanter chez soi, ça ne marche pas.
“L’innovation, a-t-il lancé comme une flèche acérée, ne peut-être que locale”; comprenez, elle doit s’adapter aux rugosités du terrain. Et, en matière d’adaptation à ces rugosités, notre critique fait lui preuve d’une mæstria peu commune. Son projet est une sorte de mixte entre le modèle des compagnies de taxis d’antan et les Uber et Lyft de New-York et autres lieux hyper-modernes, ce qui, à Abidjan, est faire montre d’un hubris monumental. Pour appeler une voiture, hop, on sort le smartphone, et on « clic-clac », et voilà, un taxi en bon état, climatisé (enfin, je crois), assuré (! ?), avec au volant un chauffeur qui ne vous traite pas comme un sac de cassaves. Incroyable!
En termes d’adaptabilité aux rugosités du terrain, son système de sécurité est ingénieux: il a signé avec la police locale un protocole d’accord, qu’il a doublé d’un contrat passé avec la plus grosse société de gardiennage de la ville. Donc, si vous avez un problème, vous appuyez sur un gros bouton. Immédiatement les services de sécurité sont alertés et reçoivent la position exacte du taxi communiquée automatiquement par le système GPS de la voiture. En deux ans d’existence, le système n’a jamais dû être activé. En tout cas, au regard des sinistres histoires sur les agressions de taxi que colportent la rumeur publique et quelques médias évidemment mal-intentionnés, cette « sécurité » rassure.
Une des plaies de la circulation dans Abidjan, comme dans pratiquement toutes les grandes villes africaines, ce sont les taxis et autres véhicules (y compris les bus de la ville) roulant avec des mélanges d’octanes fort douteux cuisinés et vendus par des sociétés suisses, qui vous lâchent à la figure de gros nuages noirs et nauséabonds. Pour éviter ce piège, les taxis de notre innovateur ne peuvent aller s’approvisionner que dans les stations essence de zones géographiques prédéterminées et testées. Si, chauffeur de l’un de ces taxis, vous voulez jouer au petit malin et vous approvisionner hors-zone, le système GPS de votre voiture va bloquer la trappe à essence. J’ai trouvé que c’était là le comble de l’ingéniosité, et j’étais soudain presque réconcilié avec l’humanité (j’ai bien dit « presque »).
En arrière-plan de ce beau projet, et derrière la tête de tous les participants de la soirée, on pouvait entendre dehors le grondement affaibli de la circulation, dragon à tête multiple: chauffeurs de taxi plus ou moins énervés ou shootés, faméliques chauffeurs de camions, grasses et gros parvenus incapables de conduire leurs voitures de luxe, et autres espèces d’abrutis qui n’ont jamais appris à conduire en suivant les règles de la route. Notre inventeur nous a d’ailleurs candidement expliqué qu’il a dû envoyer à l’auto-école la plupart des 452 chauffeurs qu’il emploie. Auparavant ceux-là conduisaient leurs taxis avec des permis qu’ils avaient achetés. Ici, que voulez-vous, tout se vend, tout s’achète, et tout se corrompt.
J’ai lu ce matin dans une très belle revue (XXI) la réflexion d’un jeune franco-algérien qui semblait offrir la morale de cette situation. Son expérience de migration de Paris à Alger s’est terminée sur un retour, après qu’il a dû annuler un rendez-vous d’affaire car l’autoroute principale était fermée et toute la circulation de la ville était bloquée.
C’est plus facile d’évoluer en France. Là, les codes sont bien établis alors qu’en Algérie les codes sont à l’africaine.
Cela dit, il a tout compris. La base du développement, c’est le code! À commencer par le code de la route.
► nous écrire: desmotsdeminuit@francetv.fr
Articles Liés
- Marco & Paula : Carnets d'ailleurs #16: Paula dans l'entre-deux...
La vie nomade, ce n'est pas seulement le lointain et l'exotique, les bagages et les…
- Les Carnets d'ailleurs de Marco & Paula #118: La complainte de Paula en Abidjan
Certes, Abidjan n'est pas l'Alaska. Mais les offres d'emploi y sont tout autant source de…
- Carnets d'ailleurs de Marco & Paula #73: "Lola ya Paula"
"Lola ya Paula" (le paradis de Paula, en lingala*). Après deux heures passées à réunir…
-
« Hollywood, ville mirage » de Joseph Kessel: dans la jungle hollywoodienne
29/06/202052680Tandis que l’auteur du Lion fait une entrée très remarquée dans la ...