Épisode #11: les prémices du printemps
Le printemps est cette étrange transition pleine de grâce et de promesses: douceur des températures, diminution de la pluviométrie et des tempêtes, pousse de l’herbe. Pour autant, les bergers ne sont pas tirés d’affaire!
Mais mon élevage sur les prés salés est tributaire des mouvements de la mer, et le printemps est la période des marées d’équinoxe. Une semaine sur deux, une grande marée oblige à retirer le troupeau pour le mettre sur des prairies qui ne seront pas recouvertes par la mer. Mais ces herbages-là sont vite dévorés, et les brebis piétinent avec mépris le foin ou les céréales qu’on leur propose, de vraies furies!
Elles redoublent d’inventivité pour s’échapper afin d’aller grappiller de l’herbe dans les talus, les champs des agriculteurs ou les jardins des voisins. Elles bondissent au-dessus des clôtures, les soulèvent ou bien les décrochent de leur poteaux, elles font des trous dans le grillage, traversent des buissons d’épines, des fossés, des rivières!
Cinq fois par jour, il faut aller les récupérer dans un endroit où elles ne devraient pas être, sous leurs bêlements indignés!
Une grande partie du travail de l’éleveur consiste en une surveillance permanente, tout en mesurant la pousse de l’herbe, et la suppliant d’accélérer! Le risque si les brebis ne trouvent pas leur compte, c’est qu’elles se tarissent et que cela stoppe la croissance de leurs agneaux. Sevrés trop jeunes, ils resteront alors malingres et mal foutus, jamais vendables.
Pour moi, le printemps est aussi le moment d’une nouvelle vague de naissances, issues de mon second troupeau, que je mène en décalé. Ce troupeau-là est surtout constitué de brebis avranchines, race locale menacée que je défends. Ces brebis ont un caractère particulier: elles n’aiment pas être enfermées, ni privées d’herbe. Quand on les force à rentrer en bergerie, elles font la grève de la faim. Elles restent couchées près de la sortie, butées, refusant de boire ou de manger. En s’affaiblissant ainsi, elles ratent leur agnelage, car elles n’ont plus la force d’allaiter leur agneau.
Après 3 ans à m’arracher les cheveux sur cet étrange trait de caractère, j’ai compris qu’il fallait leur ficher la paix et les laisser toutes seules dehors, puisque qu’elles le réclament. Je les présente donc au bélier plus tard, afin de les laisser passer l’hiver en plein air, dans les prairies sauvages, dont les qualités nutritionnelles leur suffisent.
Quand la date de mise-bas arrive (je sais à quel moment), je les rentre juste le temps de la naissance, et je les ressors aussitôt après. Elles font gravement la tronche pendant leur enfermement, mais cela ne dure que 3 jours. On les croirait en plein bogue technique: elles ne mangent pas, prennent une attitude de protection des agneaux et un air halluciné. Leurs qualités maternelles sont si exclusives qu’elles vont jusqu’à empêcher leurs petits de jouer. Assignés à dormir dans un coin, ils n’ont pas intérêt à moufter sous peine de remontrances courroucées. Elles ne se détendent que quand elles se retrouvent à l’air libre.
La gestion émotionnelle des avranchines: un challenge pédagogique qui dépasse le cadre agricole! Je suis même presque sûre que c’est l’une des raisons qui incite tant d’éleveurs aux profils inattendus à choisir d’en élever pour les sauvegarder… Notre étrange petit groupe n’est constitué que de passionnés atypiques et inventifs, qui n’aiment pas non plus être enfermés, et qui revendiquent une liberté de penser affranchie des codes de l’agriculture dominante.
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