Théâtre. Il faut se pencher sur « Forbidden di sporgersi », d’après Babouillec
Pierre Meunier et Marguerite Bordat donnent à voir dans ce spectacle hors du commun une machinerie époustouflante dont le moteur principal pourrait être l’étonnement face à l’étrangeté du monde, mais aussi de la nature humaine. Une incursion sensible, drôle et spirituelle inspirée autant par la personnalité que par l’œuvre poétique incomparable de Babouillec, auteure autiste.
Soit ils ont testés des champignons hallucinogènes, soit ce sont des clowns ou des personnages sortis d’un film de Jacques Tati. Leurs mouvements absurdes et en même temps extrêmement sérieux évoquent un ballet surréaliste; en particulier quand ils marchent en rythme portant un des panneaux sur la tête.
Peut-être nous trouvons nous dans la cellule recherche et développement de quelque entreprise travaillant sur les technologies de pointe. À moins que ce ne soit sur les chercheurs eux-mêmes que s’effectue l’expérience. Ou encore – et c’est le plus vraisemblable – que nous soyons en trains d’assister à un spectacle de Pierre Meunier conçu et imaginé en l’occurrence avec Marguerite Bordat.
Comédien, metteur en scène, dramaturge, Pierre Meunier poursuit depuis plusieurs années une aventure à la marge du théâtre inventant des formes inédites dont des créations comme Le chant du ressort, Le Tas ou Au milieu du désordre constituent des témoignages essentiels. Il y a chez ce poète de la matière quelque chose du rêveur capable de s’étonner aussi bien face aux mystères de la physique que devant la complexité de l’esprit humain.
À quoi s’ajoute son intérêt constant pour ceux qui n’ont pas de voix, ceux qui pour une raison ou pour une autre vivent ou errent à la lisière de la société. Le fait que son parcours singulier l’ait amené à croiser Babouillec, auteure dont l’œuvre traversée de fulgurances est d’autant plus sidérante qu’elle ne peut pas parler et que ses difficultés motrices ne lui permettent pas non plus d’écrire, ne relève donc pas tout à fait du hasard.
De son vrai nom Hélène Nicolas, Babouillec, née en 1985, est diagnostiquée très tôt comme autiste. Enfermée pendant des années dans le silence, elle communique aujourd’hui, à la suite d’un travail de stimulation neurosensorielle, en se servant d’un alphabet en lettres cartonnées. Dans le très beau film, Dernières nouvelles du cosmos, la documentariste Julie Bertucelli montre comment Babouillec choisit, une par une, les lettres avec lesquelles elle formule des phrases dont la densité et l’impact sont à chaque fois saisissants. Par leur nécessité brûlante, ses mots venus de loin nous mettent en contact avec une expérience du réel d’une force inouïe.
Le film de Julie Bertucelli montre aussi des répétitions et des extraits du spectacle de Pierre Meunier et Marguerite Bordat. Profondément touché par sa rencontre avec la jeune femme ainsi que par la puissance vitale hors du commun qui irrigue son écriture, Pierre Meunier, auteur par ailleurs d’une préface au livre Algorithme éponyme de Babouillec, a voulu rendre compte à sa manière de son univers singulier dans une création qui n’en serait pas tant l’illustration qu’un écho.
Ainsi Forbidden di sporgersi est bien une œuvre à part entière même si elle est influencée – au meilleur sens du mot – par Babouillec. Avec l’aide de Satchie Noro, Frédéric Kunze et Jean-François Pauvros, Meunier et Bordat inventent une forme en mouvement dont l’aspect étrangement chaotique dans son déséquilibre apparent s’avère d’une incroyable plasticité. Comme si se construisait sous nos yeux, non sans accidents et difficultés, une machine composite – avec câbles, ventilateurs, vrille et autres tubes en fer – rappelant au passage certaines installations de Tinguely.
Impossible de ne pas être déconcerté devant une telle performance où il s’agit de se situer en quelque sorte au-delà ou en-deça des normes de compréhension en vigueur dans la vie ordinaire. Tout a lieu dans un temps disjoint où prime une forme d’ignorance grosse d’avenir. Cela consiste, par exemple, à ne pas savoir d’avance où l’on pose le pied; comme si l’on se trouvait suspendu au point de prendre une décision dans un entre-deux riche de promesse.
D’où l’importance dans un tel contexte de mettre en scène l’hésitation, la coupure entre ce qui veut être et n’a pas encore pris forme. Soit une quête intense de l’expression aux allures de parcours d’obstacle. Un cheminement cabossé mais plutôt joyeux au cœur duquel s’inscrit la liberté poétique de Babouillec surgissant comme autant de rapides flux de pensées – lumineuses, énigmatiques, désarçonnantes, mais toujours stimulantes.
Il est notamment question de « vecteurs relationnels« , de réseaux et du « rien » comme point d’articulation. Le mot « rien » en lettres de fer est d’ailleurs érigé à l’avant scène bientôt encadré d’autres lettres jusqu’à devenir un amas illisible – mais d’autant plus intrigant dans la mesure où son sens reste à élucider. Si par définition ce spectacle échevelé, quoique géré avec beaucoup d’adresse sans le moindre temps mort, ne traduit pas littéralement la poésie inimitable de Babouillec, il constitue en tout cas une magistrale et merveilleuse introduction à son œuvre.
Introduction approuvée par Babouillec elle-même si l’on en juge sa réaction enthousiaste lors de la première du spectacle en 2015 à Clermont-Ferrand:
Force! La dimension opérante du texte dans les méandres d’une matière indomptable. La saveur d’une possible liberté inventive et inventée face à notre époque douteuse servante de l’obscurantisme affirme l’audace du spectacle et j’ai trouvé refuge. J’ai plongé tête la première dans le bain des atomiques sensations, les miennes. En route pour cette joie à vivre et à partager. Belle expérience de spectateur.
Babouillec
Forbidden di sporgesi, d’après Algorithme éponyme de Babouillec
mise en scène Pierre Meunier et Marguerite Bordat
> 20 au 28 février au théâtre des Abbesses, Paris (75)
> 7 au 8 mars à L’Hippodrome, Douai (59)
> le livre: Algorithme éponyme par Babouillec (Payot-Rivages)
> Sortir avec desmotsdeminuit.fr
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