Quitter Paris pour élever des moutons en Normandie. S’installer dans les prés-salés qu’il faut partager. Découvrir un terroir fertile, une ruralité pleine de paradoxes, une agriculture à réinventer et persévérer contre vents et marées. Je suis ainsi devenue éleveuse de moutons; « une bergère contre vents et marées » qui avait envie de raconter.
Depuis 6 ans, j’exerce le métier de « bergère », mot évoquant un délicieux pastoralisme libre – tout en suggérant le raffinement suranné d’une toile de Jouy.
Mais mon métier est officiellement « chef d’exploitation agricole » – un terme règlementaire pas du tout poétique, qui rentre dans les cases des formulaires agricoles européens!
Ce sont deux métiers différents: les bergères ont pour mission de surveiller le troupeau, et elles sont généralement salariées pour une saison, tandis que le chef d’exploitation s’occupe des animaux et de leur commercialisation, de la fiscalité, de la règlementation, des mises aux normes, du taux d’endettement, des fournisseurs, des problèmes d’assurance, de banque, de comptabilité… Bref, c’est un chef d’entreprise cadenassé par moultes règlementations parfois contradictoires.
Car l’agriculture n’est pas un domaine libéral: le droit à produire est soumis à des quotas et à des autorisations d’exploiter, émanant d’administrations lointaines ou de commissions composées des agriculteurs du voisinage. Un éleveur n’est pas seul décisionnaire du développement de son activité. Cela fait partie des frustrations de ce métier.
Pour ces diverses raisons, la dénomination de « bergère moderne » me semble mieux adaptée au type d’agriculture que je défends.
J’élève des moutons dans les prés-salés, ces vastes herbages qui sont recouverts par l’eau de mer chaque mois, au moment des grandes marées. La flore qui y pousse est salée, et donne à la viande d’agneau un goût subtil. La baie du Mont Saint-Michel constitue l’une des plus célèbres, mais on trouve d’autres prés-salés sur le littoral de la Manche et du Cotentin. Des baies plus petites, appelées « havres » forment des espaces secrets et réservés. Mes brebis pâturent le Havre de St-Germain sur Ay, une zone sauvage très belle, que je partage avec d’autres éleveurs.
J’ai créé ma ferme il y a 6 ans, après une première vie professionnelle à Paris, orientée graphisme, audiovisuel et communication informatique. J’ai découvert la beauté du Cotentin et rencontré un vieil agriculteur préparant sa retraite: il m’a proposé de racheter son activité et j’ai repris des études agricoles dans cette optique… avant de découvrir qu’il s’agissait d’un escroc, encouragé par la vague de néo-ruraux qui rêvent de mettre les mains dans la terre! Il promettait sa ferme à de nombreux candidats inexpérimentés en quête d’un projet de vie à la campagne (tout comme moi) et les faisait travailler gratuitement pour « bien s’imprégner du troupeau ». Quand le candidat insistait pour racheter l’affaire, au bout d’un an à se dévouer comme sous-fifre, l’éleveur se mettait à pratiquer une forme de harcèlement moral passif-agressif visant à le décourager. Cette méthode hautement efficace a épuisé une douzaine de candidats avant moi. Ils ont fini par partir pour se reconstruire le moral ailleurs. Pour moi qui avais misé ma vie sur cette orientation professionnelle, et donc tout brûlé en quittant Paris… la perspective de me faire arnaquer par un vieux renard édenté qui avait arrêté l’école à 14 ans m’a particulièrement vexée. Et m’a déterminée à créer toute seule mon propre troupeau de moutons. Juste à côté de chez lui – pas pour faire de la provocation, mais c’est le seul endroit où j’ai trouvé de la terre.
J’ai donc créée ma toute petite ferme. Avec une seule prairie au départ, et 100 brebis à élever afin qu’elles produisent des agneaux de prés-salés, viande très recherchée.
En 6 ans, j’ai rencontré à peu près tous les obstacles, déconvenues, projets qui tombent à l’eau, menaces des administrations, intimidations des éleveurs voisins, blocages règlementaires et bancaires,… parallèlement aux contraintes d’une agriculture naturelle en Normandie, liée à la météo marine, pleine de tempêtes, de grandes marées, de tracteur enlisé, de moutons pas coopérants et de fossé culturel ébouriffant!
Mais – me dis-je – je suis toujours là! Vivante, avec à peu près la même énergie qu’il y a six ans, maîtrisant mieux le patois local et la résistance aux absurdités agricoles.
Le plus dur semble derrière (c’est un mantra de survie) et j’émerge de 6 ans d’apnée à prouver ma légitimité à élever ici des moutons. Mon exploitation n’est plus menacée de banqueroute car j’ai remboursé la majorité de mes emprunts, et je vais peut-être même envisager de me rémunérer (à moitié). Un tel luxe dans le monde de l’élevage qu’il est presque inavouable!
Sortir la tête de l’eau me donne l’impression que tout est possible, que l’agriculture contemporaine est un univers inabouti, mais un support génial pour créer des passerelles inattendues avec d’autres domaines ! Bref, que tout est à faire.
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