Un homme et une scénographie exceptionnels. Un chiffre mystérieux: 887. L’histoire d’un comédien et d’un pays qui esquisse une réflexion sur la mémoire: Robert Lepage propose un petit bijou au Théâtre de la Ville.
Vive le Québec libre !
Au début de l’histoire, il y a comme une maison de poupée, un petit immeuble en réduction dont le comédien nous commente chaque foyer: les Irlandais très catholiques, le professeur de français haïtien, le fiscaliste dont le couple bat de l’aile, chaque étage du 887 – c’est son adresse – paraît un microcosme où se reflète la société du Québec au début des années 1960. Le futur comédien y grandit, avec un père chauffeur de taxi et une grand-mère qui souffre déjà de la maladie d’Alzheimer, au sein d’une société patriarcale et inégalitaire.
L’immeuble tourne et nous voilà plusieurs années plus tard, devant une grande bibliothèque tout aussi encombrée que la mémoire du comédien ou le répondeur de l’ami à qui il tente, en vain, de laisser un message. Le comédien perd la mémoire, et cherche quelqu’un pour lui faire répéter le poème historique qu’il ne parvient pas à retenir: « Speak White » de Michèle Lalonde.
Le plateau bascule de nouveau et un appartement moderne, plus aéré cette fois, devient la scène improvisée d’une répétition qui tourne mal: l’ami à vif ne lui redonnera pas la mémoire, si ce n’est celle de sa jeunesse et de l’histoire de son pays. En un dispositif scénique ingénieux et très émouvant, le comédien fait tourner quelque pages de l’Histoire d’un pays que traversent les luttes des classes et les attentats du Front de Libération du Québec, jusqu’au célèbre et inutile discours du général de Gaulle en faveur du Québec libre.
Le théâtre de la mémoire
À travers ces parcours familiaux et nationaux, c’est une très belle réflexion sur la mémoire que nous propose Robert Lepage. Dès l’ouverture, il nous prévient que la mémoire est affaire d’espace autant que de temps. Les Grecs l’avaient déjà compris, avec leurs arts de la mémoire qui consistaient notamment à se construire un « palais de la mémoire » imaginaire dont on meuble chaque pièce de souvenirs précis. Pour retrouver le fil d’un poème oublié, il suffit ensuite de se déplacer mentalement d’une pièce à l’autre. Comme nous le propose Robert Lepage sur scène.
Et dans ce processus de remémoration, les oublis en apprennent tout autant que les souvenirs figés. La mémoire, qu’elle soit individuelle ou collective, a ses fêlures qu’incarne la grand-mère, dont la maladie vient implacablement ronger les synapses. Et au niveau de la nation, qui sait encore que le slogan « Je me souviens » que portent les plaques d’immatriculation du Québec, est tiré d’un poème qui dit « Je me souviens d’être né sous le lys – sous les Français – et de croître sous la rose« ? L’identité, d’une personne comme d’un pays, se conquiert tous les jours face aux ravages du temps et de l’oubli.
Toujours seul sur scène, mais entouré de figures dont une scénographie ingénieuse parvient à recréer les contours, Robert Lepage nous présente les tiraillements existentiels d’une trajectoire individuelle et nationale. Les influences françaises et anglaises, le goût du théâtre qu’il partage avec sa sœur et le silence écrasant d’un père sacrifié, l’hémisphère gauche et l’hémisphère droit du cerveau, la raison et l’émotion, la mémoire et l’oubli forment un équilibre instable mais productif, peut-être salutaire. On glisse avec une grande fluidité d’un souvenir et d’une époque à l’autre, avec quelques beaux arrêts sur image, historiques et poétiques. Et ce théâtre de la mémoire met finalement en scène le regard que le comédien pose sur le Québec de sa jeunesse, avec une belle force de subversion comique et politique, que le poème « Speak White« , vient couronner.
Ex Machina / Robert Lepage, 887 – Paris, Théâtre de la Ville – jusqu’au 17 septembre 2015. Environ 2h05.
La bande annonce ici
Sortir avec desmotsdeminuit.fr
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