Marco & Paula : Carnets d’ailleurs… où la toile a ses censures. #10
Deux jours après le massacre perpétré à « Charlie Hebdo », dans l’avion qui me ramène à Nairobi, un pied à Paris, un autre en Afrique, la tête dans les nuages, je cherche une trame sur laquelle broder ma rubrique. Je quitte un pays dont deux terroristes islamistes « locaux » viennent de dézinguer la tranquillité morose. Une épiphanie dont il est impossible de ne pas s’émouvoir…
Début décembre, au Nord-Est du Kenya, à 15 km de la frontière Somalienne, des militants islamistes d’Al-Shabaab investissent une carrière de pierres, trient les ouvriers qui s’y trouvent, et exécutent l’un après l’autre les 36 « infidèles » du groupe. La semaine dernière au nord du Nigeria, des militants de Boko Haram ont fait exploser une fillette d’une dizaine d’années au milieu d’un marché. Bilan : 20 morts et 50 blessés. Le 3 janvier, Boko Haram, au cours d’un raid sur un village de pêcheurs, aurait tué plusieurs centaines de personnes. Et personne n’est encore descendu dans la rue!
De ce point de vue, dire que la tuerie à Charlie Hebdo n’a « rien à voir avec l’Islam », fait aussi peu sens et fait montre de tout autant d’hypocrisie que de dire que les croisades et la Sainte Inquisition n’avaient rien à voir avec le catholicisme. Elles n’expriment certes pas son essence, de même que le djihadisme moderne n’exprime pas celle de l’islam. Mais les croisades n’auraient pu être lancées en dehors du catholicisme, tout comme le djihadisme ne peut se manifester en dehors de l’islam. Ces religions – toutes les religions – sont susceptibles d’être utilisées et détournées ; toutes sont le théâtre de tentatives pour prendre le pouvoir, tout le pouvoir.
Les croisades, c’est du passé, dites-vous ? Vous seriez surpris du nombre de discussions au cours desquelles, dans les pays du sud-est de la Méditerranée, ces croisades sont invoquées aujourd’hui, comme, dans la même respiration, est fustigé le colonialisme européen. Vous seriez surpris de la virulence des arguments que suscitent les politiques de l’Etat juif et de son fidèle allié américain, et vous seriez enfin surpris comme tous ces thèmes se mélangent rapidement et sans logique nécessaire sous les volutes des narguilés. L’amertume des anciens soumis affleure toujours, et les logiques du café du commerce sont universelles.
Ce qu’il faut dire, n’en déplaise aux braves gens, c’est que l’extrémisme islamiste, le djihadisme et le califat ne sortent pas du néant ; ils émergent d’une terre qui les porte, avec l’assentiment plus ou moins clairement avoué de larges segments de l’Oumma, pour lesquels l’interprétation conservatrice du Coran reste de nature divine, et qui, face aux bouleversements de la modernité, se bercent du mythe de la pureté originelle des débuts de l’islam. Cette réalité politique, abhorrée par les bien-pensants occidentaux, est une évidence pour bien des intellectuels et des membres de la classe moyenne des pays du printemps arabe, qui regardent leurs barbus comme les symboles d’un barbarisme ancien à combattre résolument (ce dont attestent le Mouvement vert de 2009 et les protestations de cet automne en Iran, les récentes manifestations en Turquie en réaction aux propos ultra-conservateurs du président Erdogan, ou encore l’élection il y a un mois en Tunisie du candidat séculariste Béji Caïd Essebsi).
Autre chausse-trappe idéologique à éviter: le couplet manichéen – cher aux conservateurs américains – du « choc des civilisations » (Samuel Huntington). La dynamique politico-économique qui est à l’oeuvre ici est celle des évolutions historiquement asynchrones qui travaillent au corps de nombreux pays d’Afrique et d’Asie. Dans bien des pays où l’islam prédomine, une société traditionnelle construite sur une économie principalement agraire a été depuis une cinquantaine d’année démographiquement bouleversée, brutalement urbanisée, bousculée dans ses modes de vie, et enfin appauvrie (sinon dans l’absolu au moins relativement aux sociétés post-industrielles). Les interprétations de l’islam qui y ont cours sont naturellement en conflit fondamental avec les valeurs individualistes, « libératrices » et matérialistes de notre société de consommation. Rappelons que l’Arabie Saoudite, qui colporte à travers le monde son interprétation wahhabite du coran, est sortie des tentes du désert il y a à peine plus d’un demi-siècle.
Au total, les populations d’abord déracinées pour venir faire tourner les machines industrielles puis reléguées dans les périphéries, que ce soit en Europe ou dans le Maghreb, n’ont pas d’avenir à offrir à leurs enfants (souvent plus de 50% de la population de ces pays a moins de vingt ans). Ces jeunes, sans travail et sans expression sexuelle, incapables de remplir les conditions nécessaires au mariage qui devrait être – au regard de leur famille – le fondement de leur vie adulte, partent à la dérive et trouvent dans les mouvements salafistes et d’autres intégrismes le moyen de donner sens à leur vie et d’enfin exister. Cette lame de fond démographique, où se retrouvent de jeunes saoudiens désabusés, de jeunes tunisiens exaspérés ou leurs homologues en dérive de Seine-Saint-Denis est loin, bien loin de s’étioler ; ce ne sera ni dans cinq ans, ni dans dix ans, ni même dans trente ans, mais plutôt à l’horizon du siècle à venir.
Bien sûr, l’islam, pas plus que le catholicisme, ne sont des entités homogènes ; ces religions sont traversées par des courants antagonistes, conservateurs ou modernisants, pétris par des facteurs tels que la structure de la famille (voir les travaux d’Emmanuel Todd), les modes de production (voir non pas la vulgate marxiste mais plutôt les intuitions analytiques de Karl Marx), les pulsions cataloguées par Freud ou les archétypes civilisationnels de Jung. Mais en dépit de ces diversités, face à la montée du fondamentaliste musulman, on peine aujourd’hui à entendre une critique modernisante et à percevoir les prémisses d’un aggiornamento musulman (pourtant à terme inévitable).
Sous ces pressions telluriques, une faille idéologique apparaît béante dans le discours politique européen quand il appelle à ne pas assimiler l’islam à ses dérives totalitaires. C’est une bonne intention, c’est évident et mérite d’être rappelé, mais il ne faut pas se voiler la face : la république moderne est incompatible avec nombre des valeurs de cette vision musulmane traditionaliste (salafiste, wahhabite, etc.), qu’il s’agisse de la place de l’individu, du rôle de la femme, du crime d’apostasie ou du délit de sale gueule (du prophète). Comme sont incompatibles avec cette république, faut-il le rappeler, le racisme, le négationnisme, l’esclavagisme, ou l’antisémitisme.
La défense des valeurs de la république – et la défense de la liberté d’opinion – nécessitent que ces incompatibilités soient reconnues et affirmées et non pas noyées sous des propos bonhommes et patelins, ou passées sous silence. Une évidence inconfortable qui se perçoit mieux depuis l’Afrique ou le Maghreb que depuis la capitale de la France. Avec de violents soubresauts, L’islam fait son entrée dans le monde moderne. Le chemin sera long.
Concluons sur une pirouette à la Charlie : Allez, retire ce niqab, qu’on voit ton fondement(alisme) !
A l’intention particulière de ceux qui seraient enclins à croire que l’islam est plus porteur de violence que les autres religions : Steven Fish, professeur de Sciences politiques à l’université de Berkeley en Californie, montre dans son livre « Are muslims distinctive ? » que l’islam n’a pas pour corollaire la violence. Son analyse, fondée sur des recherches statistiques, montre au contraire que le taux de meurtres est substantiellement plus faible dans les pays avec une population à majorité musulmane, et que les cas de violence politique n’y sont pas plus fréquents que dans les autres pays.
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