Une abondance de mots et de rencontres qui suscitent l’hilarité, un voyage en quête de vérité qui traverse les intempéries du non-sens et de l’absurde : Paroles gelées propose une adaptation éblouissante du Quart Livre de Rabelais par la troupe de Jean Bellorini et Camille de la Guillonnière au Rond-Point.
Comment « hausser le temps », c’est-à-dire passer agréablement le temps en attendant qu’il s’améliore, c’est la philosophie du voyage que nous délivre Rabelais dans Le Quart Livre, dont Jean Bellorini et Camille de la Guillonnière proposent une adaptation jouissive au théâtre du Rond-Point. Le périple de Pantagruel et de ses compagnons, notamment le couard Panurge qui ne peut se décider à se marier s’il risque d’être cocu, est transposé sur scène devant un public conquis dès les premières minutes. Se marier ou pas ? L’oracle de la dive Bouteille leur en dira bien plus, et le mot de la fin vaut le détour.
Dès l’ouverture, le ton est donné : l’esprit et l’humour de Rabelais sont bien là, dans le festival de scatologie et de calembours dont les trois personnages principaux nous donnent un avant-goût savoureux. Les mots, les mets et la merde circulent avec une célérité et une euphorie bien pantagruélique, en mêlant les registres grotesque et sérieux, farcesque et poétique : « faire des vers », c’est à la fois composer un poème et avoir des excréments remplis de vers. Les jeux de mots, les langues et les accents s’accumulent en créant des effets de sens décapants : les personnages ne se comprennent pas toujours mais rivalisent d’inventivité verbale. Et le coup de génie des deux adaptateurs, Jean Bellorini et Camille de la Guillonnière, éclate quand les personnages mettent en musique les interminables listes de plats dont Rabelais entrelardait copieusement ses livres : ces pages, que des générations de lecteurs découragés ont sautées sans scrupules, deviennent l’un des moments les plus drôles de ce spectacle musical. Le public, hilare face à ce rap inattendu, est prêt pour embarquer avec les compagnons de Pantagruel à bord de la Thalamège, le vaisseau qui les conduira d’île en île jusqu’à l’oracle de la dive Bacbuc.
Chaussés de bottes en caoutchouc puis de cirés, les personnages évoluent sur un grand carré rempli d’eau, comme les voyageurs qui prennent la mer dans Le Quart Livre. Quelques passages des autres livres de Rabelais sont évoqués, notamment l’épisode de Pantagruel où des paysans, au moyen de gros boulets en cuivre, sont envoyés dans l’estomac du géant malade pour essayer de déboucher ses organes digestifs encombrés. Une très belle scénographie et un jeu de lumières parfait évoquent ce gouffre intestinal qui aurait tout l’air d’un enfer si les deux comédiens ne rendaient leur mission hilarante.
Les principales étapes du Quart Livre sont ensuite mises en scène, rappelant au passage la signification de certaines expressions comme les fameux « moutons de Panurge » que l’on doit à Rabelais. Fidèle au caractère polémique de ce livre, qui fut écrit par un Rabelais engagé en des temps politiques et religieux troublés, le spectacle montre aussi le combat entre les voyageurs et le peuple farouche des Andouilles, qui les attaque sur un malentendu en les croyant alliés à leur ennemi héréditaire Carêmeprenant. Si la venue de leur dieu, un pourceau volant et monstrueux, met fin à cette guerre absurde, l’arrière-fond historique n’en reste pas moins très lisible : la folie meurtrière des hommes échappe à la raison, et appelle un plus haut sens qui ne cesse pourtant de se dérober.
Au-delà du comique et de la gaité qui restent les tonalités dominantes du spectacle, c’est donc la place de l’homme dans l’univers qui est interrogée, avec une tonalité plus sombre dans la deuxième partie. La voix sublime de Gosha Kowalinska est pour beaucoup dans l’émotion qui apporte un contrepoint aux moments de franche gaieté. Face aux tempêtes météorologiques ou historiques qu’ils traversent, certains personnages s’en remettent entièrement à une Providence qu’ils voudraient toute puissante, tandis que d’autres œuvrent activement à leur salut. Là encore, mention spéciale pour la scénographie et les lumières qui donnent un caractère dramatique à la scène de tempête. Malgré des vents souvent contraires, des voix humanistes tentent de se faire entendre, comme celle de Gargantua dans la très belle lettre à son fils, qui lui rappelle que « Sapience n’entre point en âme malivole, et science sans conscience n’est que ruine de l’âme ». Sur scène, l’érudition de la langue et des livres de Rabelais est rendue accessible par les explications pince-sans-rire de Camille de la Guillonnière. Quant aux anachronismes dans les choix de mise en scène ou de décor, ils éclairent avec finesse une œuvre qui se caractérise elle-même par des emprunts multiples à d’autres cultures, grecque, latine, hébraïque ou biblique.
Dégeler les paroles, comme le vivent littéralement les personnages lors de la dernière scène, c’est retrouver le sens de paroles vives et non figées par les stéréotypes haineux ou les appartenances crispées. Il est toujours facile de retrouver des cibles derrière les satires, mais la sagesse de Rabelais comme de cette adaptation théâtrale semble de les emporter dans un grand éclat de rire qui se joue des certitudes comme des non-sens.
Paroles gelées, d’après François Rabelais, mise en scène de Jean Bellorini,adaptation de Camille de la Guillonnière.
La captation intégrale du spectacle est disponible sur les lives de Cultureboxjusqu’au 27/09/2014
Paris – Théâtre du Rond-Point jusqu’au 4 avril 2014, 21h.
Nantes – Grand T: 9-15 avril 2014.
Scène nationale d’Annecy – Bonlieu : 23 et 24 avril 2014.
Compiègne, Espace Jean Legendre : 12 mai 2014.
Scène nationale de Belfort -Granit : 27 mai 2014.
Photos © Giovanni Cittadini Cesi
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