🎭 « Amitié », Irène Bonnaud ressuscite joliment le « Porno Theo Kolossal » de Pasolini
François Chattot, Jacques Mazeran et Martine Schambacher font des merveilles dans cette transposition au théâtre de l’ultime projet du cinéaste écrit pour être interprété par le dramaturge et acteur napolitain Eduardo De Fillipo dans le rôle d’un roi mage en route pour Bethléem.
Les voix napolitaines au petit matin. Le brouhaha indistinct d’une journée qui débute. « Ces voix ont déjà quelque chose de surexcité« , note finement Pasolini. Parmi la rumeur, parmi les visages mélangés se détache la figure un peu plus nette d’Eduardo De Filippo. Le dramaturge et metteur en scène napolitain est le héros d’un film jamais tourné dont Pasolini avait seulement esquissé à voix haute un synopsis en s’enregistrant au magnétophone.
Le projet s’intitule « Porno Theo Kolossal (Film pornographique théologique à grand spectacle)« ; il s’agit d’un « film théologique pornographique à grand spectacle » avec pour personnage principal Eduardo De Filippo dans son propre rôle, sauf qu’il est aussi un Roi mage guidé par une étoile en route depuis Naples pour Bethléem. Tombé dans les oubliettes, ce projet enchanteur brutalement interrompu par l’assassinat de Pasolini est aujourd’hui ressuscité au théâtre grâce à Irène Bonnaud.
À partir des notes du cinéaste récemment traduites en français, elle a conçu un spectacle dont le charme et l’humour pétillant agit d’autant mieux qu’au récit original ont été ajoutées des pièces courtes d’Eduardo De Filippo. Dans une lettre à ce dernier, Pasolini précisait: « Les dialogues manquent, ils sont encore provisoires, parce que je compte beaucoup sur ta collaboration, même si elle doit être improvisée en cours de tournage. »
Virtuosité discrète
Irène Bonnaud en a tenu compte et le moins qu’on puisse dire, c’est que le résultat est une pure merveille. Du théâtre bâti avec trois fois rien – pas de décor, une malle contenant des accessoires, quelques costumes, des éclairages simplissimes. Le strict minimum pour un spectacle itinérant destiné à être représenté dans les conditions les plus diverses, non seulement à Avignon, mais aussi dans plusieurs villes et villages de la région.
Trois fois rien, mais quand même trois acteurs d’envergure, François Chattot, Jacques Mazeran, Martine Schambacher. Trois « mages » du théâtre dont l’inépuisable inventivité sied parfaitement à ce road movie comico-métaphysique. Dès l’entrée en scène, balle au pied, comme s’ils entamaient une partie de football, le ton est donné. Vif, léger, engageant. Après quelques passes, il n’est plus question de ballon, mais du globe terrestre vu du ciel avant de zoomer sur Naples, dont les rues bruissent d’une rumeur improbable, l’arrivée du Messie à Bethléem.
Tout cela en un rien de temps. Non pas que le rythme de ce spectacle soit particulièrement effréné, simplement cette incursion dans les univers croisés des deux amis, Eduardo De Filippo et Pier Paolo Pasolini s’appuie sur un atout précieux à savoir un très efficace sens du raccourci. Pour ne pas égarer le spectateur, des panneaux indiquant le titre de la séquence qui vient de commencer sont régulièrement exhibés. Mais la magie de cette création tient beaucoup à la façon dont on passe sans crier gare d’un niveau de récit à un autre, du texte de De Fillipo au récit de Pasolini et vice versa, avec un sens de l’embrayage dans la gestion quasi instantanée des transitions à propos duquel il n’est pas exagéré de parler de virtuosité, même s’il s’agit d’une virtuosité discrète car le théâtre d’Irène Bonnaud est tout sauf tapageur.
Humour noir
En intercalant au sein même du périple censé le mener à Bethléem des séquences écrites par Eduardo De Filippo, la mise en scène évite l’écueil d’une narration picaresque trop linéaire au profit d’une forme de télescopage qui fonctionne d’autant mieux que l’humour trempé au noir du dramaturge napolitain enrichit d’une certaine manière le synopsis inachevé de Pasolini.
Eduardo flanqué de son fidèle Ninetto vit toutes sortes d’histoire sur sa route vers Bethléem. Dans une séquence dont la fantaisie rappelle les Marx Brothers il vend un opérette de dix minutes à un directeur de théâtre qui n’en veut pas, affabulant au passage sur une cassette de bijoux que lui aurait confiée à Moscou le tsar Nicolas II.
Une autre fois, c’est une scène à mourir de rire entre un homme et une femme qui ont été amants. Ils boivent du champagne, savourent un gâteau cuisiné par la femme. Soudain l’homme visiblement transi d’amour s’agenouille devant la Dulcinée. On s’attend à ce qu’il lui demande de redevenir sa maîtresse. Sauf que ce qu’il désire si ardemment, c’est que la belle lui donne la recette du gâteau.
La plus sombre et en même temps la plus drôle peut-être de ces courtes séquences, c’est celle ou un frère reproche à sa sœur de ne pas l’avoir prévenu du décès de son épouse. Car, avoue-t-il sans vergogne, il haïssait sa femme malade de mettre autant de temps à mourir. L’humour d’Eduardo De Filippo a cette particularité d’exposer l’âme humaine dans ce qu’elle de plus sombre, mesquin et ambigu sans pour autant cesser de nous faire rire.
Accents beckettiens
Cette vision d’un monde humain trop humain entre ici parfaitement en résonance avec le périple du dramaturge. Parti dans la mauvaise direction, notre Roi mage arrive à Rome, l’équivalent de Sodome pour Pasolini. De là il se rend Milan, équivalent cette fois de Gomorrhe, comparée à un « film pornographique extrêmement vulgaire » où il assiste devant la cathédrale à une violente exécution précédée d’un supplice.
Enfin le voilà à Paris où, pour échapper à l’invasion des troupes allemandes, toute la population s’est suicidée. La beauté de ce geste volontaire est que chacun est mort dans l’attitude correspondant à ce qu’il aimait le plus dans la vie. Le seul à n’avoir pas mis fin à ses jours est un poète. C’est lui qui a suggéré aux autres de se tuer, mais au dernier moment il a eu peur.
Continuant son voyage, Eduardo arrive enfin à Bethléem. Là il trouve une crèche vide. Autour il n’y a rien. Le désert. Finalement un jeune garçon apparait. Il lui explique que le Messie est bien né mais qu’il est mort depuis longtemps. Avec tous ses détours Eduardo est arrivé trop tard.
Eduardo comprend alors que la comète qu’il a suivi pendant tout ces années était une illusion, « une connerie« . Et de conclure: « Mais sans cette connerie, terre, je ne t’aurais pas connue« . Au loin, dit le synopsis, on entend des chants révolutionnaires.
Même si l’on est bien chez Pasolini, il y a dans ces derniers moments du spectacle des accents étrangement beckettiens quand Eduardo soudain planté là se demande: « Et maintenant, qu’est-ce qu’on fait? ». Pour finalement répondre: « Attendons, il finira bien par se passer quelque chose« . Une chose est sûre c’est qu’en assistant à ce curieux et amusant périple, le spectateur quant à lui n’a pas perdu son temps.
Amitié, de Eduardo De Fillipo et Pier Paolo Pasolini, mise en scène Irène Bonnaud
avec François Chattot, Jacques Mazeran, Martine Schambacher
Spectacle itinérant:
- 9 juillet à Châteauneuf-de-Gadagne
- 10 juillet à Saze
- 11 juillet à Sorgues
- 12 juillet à Caumont-sur-Durance
- 13 juillet à Avignon (BMW Mini-Foch Automobiles)
- 15 juillet à Barbentane
- 16 juillet à Saint-Saturnin-lès-Avignon
- 17 juillet à Avignon (Complexe Socio-Culturel de la Barbière)
- 18 juillet à Mazan
- 19 juillet à Morières-lès-Avignon
- 20 juillet à Vacqueyras
- 22 juillet à Rochefort du Gard
- 23 juillet à Boulbon.
Dans le cadre du festival d’Avignon
Photo: © Christophe Raynaud De Lage
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