Dénoncer la malbouffe est un combat nécessaire. Ses méfaits sur la santé publique, l’écologie, le niveau de revenu des agriculteurs et l’aménagement du territoire sont connus et analysés. Mais la conséquence la plus préoccupante est aussi la moins visible: la malbouffe nous ramollit aussi le cerveau.
Nous sommes ce que nous mangeons.
Il est facile de comprendre que la qualité de la matière première avec laquelle nous nous construisons est décisive. Notre corps peut-il avoir un fonctionnement durable et optimal s’il est constitué de molécules appauvries, avariées, vidées de leur substance et dégénérées? Ou encore si nous ne mettons dans notre assiette que des protéines pleines de souffrances liées à l’élevage intensif, ou des végétaux hors sol cultivés à contre-saison, des racines nourries par un goutte à goutte chimique?
Evidemment non! Les OGM, nanoparticules, perturbateurs endocriniens, additifs industriels, pesticides, insecticides, antibiotiques, engrais de synthèses et tout le cortège d’aliments ultra-transformés enrayent le fonctionnement de notre organisme. Ils altèrent nos fonctions motrices mesurables (grandir, digérer, se mouvoir, avoir des cheveux…) mais aussi notre fonctionnement interne: hormonal, émotionnel, nerveux, et intellectuel.
D’après le think tank Health Fondation, les millenials (nés entre 1980 et 2000) seraient la première génération de l’humanité à être en moins bonne santé que ses parents. Quelle sacrée claque, des siècles de progrès pour aboutir à cela: négliger la base du fonctionnement d’un être vivant (son alimentation) au point de se nourrir de substances qui nous dégénèrent et nous font régresser.
Serait-ce un des symptômes du déclin de civilisation prédit par certains philosophes?
Je vois en effet un funeste présage dans notre perte de discernement nutritionnel, et dans la chute de l’indépendance alimentaire des pays fertiles. Cela explique mes engagements et mes positions agricoles, ma quête éperdue de « bon sens paysan » et de libre-arbitre.
Bien sûr, ce n’est la faute de personne en particulier, ce sont les dérives d’un système (le concept de la « faute du système » est vraiment une aubaine pour nombre de ses acteurs). On peut imputer un peu de cette faute à l’intensification de l’agriculture, aux progrès de la chimie, aux ravages de la Seconde Guerre mondiale qu’il a fallu compenser par des productions plus performantes. Et puis aussi la faute aux femmes qui travaillent (c’est pour les aider que les plats préparés ont fait leur apparition), la faute à la Chine qui nous inonde de ses matières premières à l’origine opaque, la faute aux fast-foods américains qui nous ont filé de mauvaises habitudes, la faute à l’exode rural, et la faute aux commissaires européens qui fomentent dans l’ombre des plans misanthropes. La faute à la culture du loisir (se taper un paquet de biscuits devant une série), la faute aux grandes surfaces qui tuent les petits commerces.
Le système est très facile à accuser car il est flou. N’empêche, quand on réfléchit, on parvient à déterminer quelques dynamiques précises particulièrement nuisibles à l’humanité. Les nommer ne suffit pas à les résoudre, mais ça fait du bien de comprendre comment elles s’articulent.
Comprendre, désigner et accuser.
Voici les dérives que j’accuse tout particulièrement, entremêlées et indissociables, donnant l’impression qu’on ne peut y échapper (mais on peut s’en affranchir, bien sûr, en nourrissant notre capacité à réfléchir, à chaque repas et à chaque achat):
J’accuse l’industrie agro-alimentaire d’avoir rendu incultes les enfants, convaincus que le poisson est carré, le lait écrémé et pasteurisé, le pain sans croûte et prétranché.
J’accuse l’agriculture intensive d’avoir divisé la société, au point qu’une partie croissante de citoyens sombre dans le négationnisme de sa propre identité, refusant de se considérer comme omnivore. Le véganisme est une dérive obscurantiste dangereuse.
J’accuse les décisions agricoles depuis 70 ans de favoriser l’agrandissement exponentiel des fermes et la disparition des petites, générant des villages-fantômes sans paysans ni âme, désertés par la jeunesse. Des territoires aussi vidés de vie que les terres qui les constituent, grandes cultures sans haie ni biodiversité ni harmonie paysagère.
J’accuse la politique publique d’avoir progressivement abandonné la ruralité, notamment par la désertification des services publics, induisant repli identitaire, souffrance relationnelle et intolérance à la différence.
J’accuse l’interprofession agricole de s’être organisée de manière à ne faire subsister qu’une seule pensée dominante, productiviste et capitaliste (malgré sa dépendance à l’argent public), qui mène dans le mur l’ensemble de la société.
Je déplore que les agriculteurs eux-mêmes se soient désengagés des préoccupations sociétales, comme s’ils avaient renoncé à dialoguer avec le reste du monde. Leur maladresse à faire entendre leur détresse, leurs paradoxes et leur incompréhension de la société de consommation en découle.
J’accuse les plats préparés et les fast-foods d’avoir conditionné nos palais. L’excès de sucre, de mou, de sel, de gras et de gélatineux a déséquilibré notre perception gustative. Nous ne savons plus mastiquer les aliments bruts. Nous sommes des entonnoirs pour purée prémâchée, comme des oisillons qui reçoivent à la becquée un magma impossible à identifier, qu’ils avalent parce qu’ils ont confiance en la mère nourricière. Findus, Lactalis, Sodebo, Nestlé et Picard nous donnent la becquée, et nous l’avalons parce que ces industriels nous disent que c’est bon.
J’accuse enfin l’opacité officielle qui vise à perdre les consommateurs et à annihiler leur réflexion. Le Nutri-Score est formidablement explicite. Dans mon rayon de supermarché, un Roquefort bio arbore la note E, la pire. Ce Roquefort résulte pourtant d’une Appellation d’Origine Protégé, est produit en agriculture biologique, avec du lait de brebis produit en France, issu de races locales. A ses côtés trône une abominable fantaisie industrielle: des Escargolo produits avec du lait d’origine floue d’Union Européenne, du suremballage, aucune saveur. Mystérieusement exonéré d’afficher son Nutri-Score, l’Escargolo se targue fièrement d’être un « Fromage 100% naturel ».
Où avons-nous bugué?
J’implore …
En cessant de réfléchir à ce que nous mangeons, nous avons perdu non seulement la capacité à ressentir les goûts, mais aussi l’aptitude à décrire les aliments ou les textures, et donc les sensations qu’ils nous procurent. Quand un pan entier de vocabulaire disparaît du langage, sa réalité finit immanquablement par disparaître. C’est le cas des recettes de cuisine, dont la signification mute tellement que certaines sont des oxymores: « yaourt végétal », « burger végane », « steak de soja ».
Je déplore la disparition de l’éducation alimentaire et la culture du goût qui induisent curiosité et ouverture d’esprit pour les géographies, les terroirs et la diversité culturelle.
J’implore ceux qui sont encore suffisamment libres pour manger et nourrir leurs proches avec des aliments bruts, non transformés, qui sortent d’un champ et non d’une usine, similaires à ceux que mangeait la génération d’avant, et celle d’avant, et celle d’avant, et celle d’avant… C’est un acte de résistance politique contre le ramollissement des cerveaux, porte d’entrée par laquelle on peut nous faire tout avaler.
♦ Stéphanie Maubé invitée de l’Emission # 578 (7/03/2019)
♦ Stéphanie Maubé, le film « Jeune Bergère » de Delphine Détrie (sortie: 27/02/2019)
♦ Stéphanie Maubé dans l’émission de France Inter « On va déguster« : (ré)écouter (6 mai 2018)
♦ Le site de Stéphanie Maubé
► desmotsdeminuit@francetv.fr
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