Faut-il manger les bébés animaux? #74
Exceptés les œufs dégustés au stade poussin en Asie du Sud-Est, aucune civilisation traditionnelle ne consomme de bébés animaux. Sauf nous: la gastronomie occidentale!
Ma première et unique chronique offrant des convergences avec les arguments vegan…
Un faisceau de présomptions m’incite à penser que cette consommation contribue aux questionnements de société sur la viande.
Comme il est mignon !
Le premier frein est moral car un bébé c’est mignon. Les nouveau-nés mammifères ont cette spécificité d’avoir une bouille particulièrement attirante afin de renforcer l’attachement de leur mère et les soins qu’elle leur prodigue. Cette théorie, émise par une spécialiste du comportement animal, sonne crédible. Elle expliquerait la « mignonneté » des juvéniles avec leur grosse tête pleine de duvet, leur yeux de manga, leur maladresse cartoonesque.
Les sociétés traditionnelles ne voient pourtant aucun bon sens à notre consommation de jeune agneau, veau ou cochon de lait. Il ne leur viendrait pas à l’idée de tuer un animal si peu viandé, à la saveur peu développée, alors que le vrai bon sens paysan consiste à le laisser grandir pour gagner en carcasse, et à l’avoir fait se reproduire pour développer le troupeau. Les gastronomies orientale, africaine ou asiatique consomment uniquement des animaux adultes.
L’attrait pour les viandes infantiles serait donc un snobisme de nobliau européen! Cette consommation s’est récemment répandue et popularisée, au rythme de l’explosion de l’offre alimentaire de ces soixante dernières années. Ces viandes à peine rosées ayant longtemps été auréolées d’une réputation de « luxe », tout le monde a voulu sa part de raffinement.
La malbouffe industrielle pré-mâchée a achevé de niveler par le bas l’éducation des papilles des consommateurs, qui ne parviennent désormais plus à prendre du plaisir à mastiquer de la vraie bidoche d’animal qui a marché dehors, traversé les saisons et brouté de l’herbe! Ils plébiscitent du tendre, du fondant, à peine rosé… Le mal est fait!
Mon constat de bergère nourrit cette absurdité.
Je ne suis pas la mieux placée pour émettre une critique franche, commercialisant moi-même des agneaux de moins d’un an! Mais analysant les choix et les méthodes de mes confrères à travers le territoire, j’aboutis à la conviction que produire des bébés animaux pour la boucherie est la source de la majorité des déséquilibres agricoles et environnementaux.
Mettons à part quelques rares élevages à tendance bio ou extensifs, qui vendent souvent en direct et localement leur production de qualité. Les bébés animaux sont systématiquement issus de l’élevage hors-sol et nourris artificiellement. Car contrairement aux adultes reproducteurs dont on laisse le poids fluctuer au rythme des saisons, la courbe de croissance des petits doit être constante, linéaire, voire exponentielle! La raison: ils doivent être abattus à des dates précises, ils sont commandés donc attendus, et ils doivent libérer la place pour le flux d’animaux suivants. Ils restent donc dans un bâtiment, sans bouger.
Ils y sont nourris avec précision et allotés (c’est-à-dire regroupés en lots) selon leur âge et poids. Ils ne sortent pas, jamais! L’éleveur ne prend pas le risque de les voir perdre du poids en se dépensant dehors, ils brûleraient des calories pour rien au lieu d’utiliser cette énergie à grossir. Et puis une prairie coûte plus cher que de l’aliment bas-de-gamme livré par camion. Enfin, les garder enfermés permet de répondre à cette prétendue attente des consommateurs autour de la tendreté de la viande. Pour aboutir au résultat attendu, il faut endiguer le développement des muscles de l’animal et empêcher sa consommation d’herbe fraîche – ce qui colorerait sa chair.
Tendre est la chair
À leur corps défendant, ces bébés animaux sont ainsi responsables de beaucoup de pollutions directes et indirectes. On peut lister quelques ingrédients du magma qui les nourrit: huiles suspectes, résidus végétaux industriels, soja OGM et protéines d’origine plus ou moins opaque pour tenter de recréer à bas coût l’équilibre d’un lait maternel. Tout cela inclut du transport routier évidemment. Sans compter le déplacement des animaux eux-mêmes, parfois d’un pays à un autre. Les chevreaux français sont par exemple envoyés à l’engraissement en Italie et Espagne, où la consommation y est d’avantage plébiscitée. Le bilan écologique de la construction de bâtiments, gestion du fumier, ou antibiotique, constitue une autre piste de pollution indirecte. Tout comme la gestion des restes de la petite carcasse (tête, os, sang, peau) qui représente un gros ratio comparé au taux de viande consommable.
On peut aussi parler d’un impact négatif par défaut puisque ces jeunes animaux n’auront pas joué de rôle positif dans l’écosystème, contrairement aux reproducteurs adultes. Quand des herbivores pâturent des herbages, ils contribuent de manière concrète à l’entretien d’un milieu. Leur rôle est mesurable et économiquement quantifiable! Le pâturage s’insère dans un équilibre écologique vaste, maintenant des prairies ouvertes, c’est-à-dire permettant à un cortège de plantes, d’insectes et d’animaux sauvages de se compléter, contribuant à une chaîne alimentaire complexe (abeilles, chauve-souris, insecte coprophages, batraciens, etc).
L’entretien de ces espaces rend des services à la société entière. On peut citer le rôle des haies pour lutter contre l’érosion des sols, leur appauvrissement, les coulées de boue et inondations, mais aussi le décisif « piège à carbone » que constituent les prairies naturelles. Missions sociétales que n’assurent pas les grandes cultures. Or, une prairie naturelle nécessite de l’entretien, et si les animaux ne s’en chargeaient pas en broutant, le coût de la prestation équivalente par la collectivité serait énorme. Il faudrait broyer plusieurs fois par an en tracteur, tasser le sol, replanter certains végétaux, amener de la matière organique, façonner avec des mini pelles.
Les finances publiques, ainsi que tous les humains ayant pour projet de se nourrir dans l’avenir, peuvent remercier les ruminants d’effectuer cela à titre gratuit. Rions néanmoins du paradoxe suivant: nous élevons en intensif et en hors-sol les bébés animaux que nous souhaitons manger, et nous payons des bergers pour mener des animaux adultes brouter et entretenir des espaces-clés.
J’hésite à la réduire ainsi, mais il semble que ma conclusion s’achemine vers: Et si on mangeait de vieilles bêtes?
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