« Tragédies Romaines » : Ivo van Hove monte Shakespeare en mode « Breaking News »
Au carrefour du politique et de l’intime, c’est tout un pan de l’histoire de la Rome antique qui défile avec cette adaptation de « Coriolan », « Jules César » et « Antoine et Cléopâtre » inspirée par les technologies modernes de communication. La troupe du Toneelgroepamsterdam y excelle dans une version à la fois très contemporaine et fidèle à l’esprit de l’original.
Le public invité à monter sur scène
Une des particularités de cette mise en scène est qu’elle se déploie sur six heures sans interruption. Pas de quoi s’inquiéter pour autant, car cette absence d’entracte est largement compensée par le fait que le public soit convié à changer de place quand bon lui semble. Il est même invité à monter sur scène si le cœur lui en dit. Là, il peut s’asseoir sur les confortables canapés qui composent le décor, commander un verre ou un sandwich au bar situé sur le coté du plateau, voire consulter ses mails grâce aux ordinateurs mis à sa disposition.
Micros et salons privés
Par cette apparente liberté de mouvements, Ivo van Hove veut autant nous introduire au cœur de l’action, là où ça se passe « en direct », que reconstituer la façon dont nous recevons la plupart du temps les informations à savoir en zappant d’une chaîne à l’autre, d’un site internet à un autre. Cela est d’autant plus fort dans le contexte de ce spectacle, qu’il y est beaucoup question de guerre, de lutte pour le pouvoir et plus généralement de politique – laquelle est ici abordée dans sa relation étroite avec l’intime.
Il y a d’abord la relation entre Coriolan, chef de guerre victorieux qui a mis sa vie en jeu pour défendre sa patrie et sa mère Volumnia. Interprétée avec un zeste d’humour par Frieda Pittoors, sa morgue et son cynisme lui permettent de parler des violences faite à l’ennemi avec un détachement digne d’un Bachar El Assad. Il est flagrant qu’elle considère son fils comme sa plus belle réussite et qu’une relation étroite les unit tous les deux.
Mais Coriolan a un problème. L’acteur Gis Scholten Van Aschat en fait un sanguin plutôt antipathique, son orgueil est tel qu’il refuse comme le veut la coutume de s’adresser au peuple. Quand il accepte c’est pour réitérer son refus de s’abaisser à demander l’assentiment de ses compatriotes. En ce sens ce n’est pas un démagogue. Mais ce n’est pas non plus un démocrate, loin s’en faut. Il estime que le pouvoir lui revient de droit divin – et n’hésite pas à invoquer Mars en personne.
Tout ça se passe tantôt à une tribune équipée de micros, tantôt dans des salons privés, l’ensemble correspondant à un immense centre de conférences. Au-dessus de la scène, des messages défilent en lettres rouges sur des prompteurs, comme sur les chaînes d’information en continu. Ivo van Hove réussit très bien cette transposition d’une action censée se situer dans l’Antiquité dans notre monde saturé d’écrans et de « Breaking News ».
Ce traitement fonctionne tout autant avec Jules César où l’intersection entre le politique et l’intime est aussi au cœur de l’action avec la trahison de Brutus. Là encore, en multipliant les points de vues le dispositif scénique s’avère d’une efficacité redoutable. Mais c’est sans doute avec Antoine et Cléopâtre que le spectacle atteint son apogée dans la confrontation épineuse entre la passion du pouvoir et le pouvoir de la passion.
Une dimension s’ajoute aux deux parties précédentes dominées par une certaine froideur, c’est la chaleur humaine alimentée par le feu des sentiments et une relative dose de comédie au sein même d’un drame à l’issue tragique. Pour autant la froideur persiste, elle est incarnée dans le personnage d’Octave (Maria Kraakman), lequel s’identifie de plus en plus clairement à l’empire, tandis que Cléopâtre (Chris Nietvelt) et Antoine (Hans Kesting) s’affirment en opposition à ce pouvoir décidé à les vaincre. Précisons qu’Octave et Antoine sont déjà présents dans Jules César. Ce qui donne à cette série de trois pièces une vraie cohérence, offrant une histoire de la Rome antique en accéléré: des débuts plutôt austères, suivis de la chute de la république et enfin du triomphe de l’empire.
Élan irrésistible
Si la guerre et le combat pour le pouvoir sont toujours présents dans Antoine et Cléopâtre, un autre aspect apparaît à travers la figure complexe d’Antoine. Celui que tous reconnaissent comme un général brillant et un conquérant redouté a découvert quelque chose qui n’a plus rien à voir ni avec le pouvoir ni avec la guerre. « Rome peut bien / Se dissoudre dans le Tibre », assène-t-il dès le début de la pièce.
Transformé par l’amour, Antoine se dépasse dans l’impulsion qui le pousse à préférer un destin impossible à l’injonction de rentrer dans le rang. À travers sa personne c’est l’unité même de Rome qui se déchire – car Antoine est le beau-frère d’Octave dont il a épousé la sœur, Octavia.
Coriolan dans son orgueil se référait à Mars, le dieu de la guerre. Mais s’il y a quelque chose d’«élevé» chez Antoine, ce serait plutôt une dimension solaire. Un soleil dont Shakespeare évoque justement comment ses rayons au couchant confèrent à toutes choses un aspect différent. Au regard du sérieux des affaires de l’empire, l’amour qui les unit, lui et Cléopâtre, n’est que faiblesse impardonnable et irresponsabilité. Mais observé d’un autre point de vue, cet élan irrésistible est justement ce qui donne à la pièce sa si profonde et émouvante humanité pour en faire le point d’orgue de ce spectacle aussi dense et touffu qu’hors du commun.
Tragédies Romaines, d’après William Shakespeare, mise en scène Ivo van Hove
> 29 juin – 5 juillet, Paris – Théâtre National de Chaillot
avec Hélène Devos, Fred Goessens, Janni Goslinga, Marieke Heebink, Robert de Hoog, Hans Kesting, Hugo Koolschijn, Maria Kraakman, Chris Nietvelt, Frieda Pittoors, Gijs Scholten van Aschat, Harm Duco Schut, Bart Slegers, Eelco Smits (comédiens) et Ruben Cooman, Yves Goemaere, Hannes Nieuwlaet, Christiaan Saris (musiciens)
– teaser
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