Théâtre. « Bérénice », Racine ou l’empire de la passion célébré par Célie Pauthe
Partant du court-métrage, « Césarée », de Marguerite Duras, ce spectacle lumineux restitue au plus près la ferveur amoureuse et les tourments éprouvés par l’une des plus célèbres héroïnes du théâtre français, remarquablement interprétée ici par Mélodie Richard aux côtés de Clément Bresson dans le rôle de Titus et de Mounir Margoum dans celui d’Antiochus.
Car ce sable bien réel accumulé, ça et là, sous forme de monticules, apporté sans doute par le vent, perturbe quelque peu l’ordonnance conventionnelle de l’espace dans lequel il s’est ainsi engouffré. Évoquant le vent du désert, simoun ou sirocco, dont le souffle en rafales soulève des colonnes de poussières qui s’insinuent partout, il suggère la violence d’une tempête lointaine de l’autre côté de la Méditerranée, rappelant au passage comment en Palestine les armées romaines commandées par Titus et épaulées par celles d’Antiochus ont écrasé dans le sang la révolte des Juifs et détruit le Temple de Jérusalem.
Envisagé sous cet angle, autant de sable à l’intérieur d’un palais à Rome, ça fait forcément désordre. De fait, même si les héros du drame ne semblent nullement dérangés par sa présence, cet élément capricieux signale une difficulté d’ajustement. Réelle ou imaginée, la relation des chefs de guerre romains avec des reines orientales n’a jamais été simple. Elle se complique ici sous la forme d’un triangle amoureux: Antiochus, roi de Comagène, aime Bérénice. Mais Bérénice aime Titus. Ce qui explique sa présence à Rome où elle n’est pas arrivée en tant que prise de guerre, mais comme amante du vainqueur.
Nous sommes en 79. Titus s’apprête à succéder à son père, Vespasien, récemment décédé en devenant à son tour empereur. Cela devrait faire de Bérénice la nouvelle impératrice, Titus le lui a promis. Pourtant un doute s’instaure lié à la longue période de deuil imposé par l’amant pour honorer la mémoire de son père; période durant laquelle, il s’est interdit de voir celle qu’il aime. Ce deuil trop long ou ressenti comme tel par Bérénice a créé une distance entre elle et Titus, un désert qu’elle pressent infranchissable.
Au début de la pièce, Antiochus annonce à Bérénice son départ. Il lui rappelle le sentiment qu’il éprouve depuis toujours à son égard et son désespoir quand elle quitta la Palestine pour accompagner Titus de l’autre côté de la Méditerranée:
« Rome vous vit, Madame, arriver avec lui. / Dans l’Orient désert quel devint mon ennui! / Je demeurais longtemps errant dans Césarée, / Lieux charmants, où mon cœur vous avait adorée. »
Il y a quelque chose de bouleversant dans cette déclaration passionnée d’un amoureux éperdu qui n’espère plus rien au moment où celle qu’il » adore » va lui échapper définitivement en devenant l’épouse de l’empereur.
Équilibre périlleux
L’impact dans son ardeur et sa sincérité, d’autant plus forte qu’elle n’attend rien en retour, de la confession d’Antiochus contraste avec la tiédeur à venir de Titus. Ce n’est évidemment pas un hasard si, en dramaturge avisé, Racine a construit ainsi la pièce afin de faire ressortir impitoyablement la comparaison. La différence entre Antiochus et Titus tient à ce que le premier n’a rien à perdre, tandis que le second se trouve coincé entre la raison d’État et ce que réclame son cœur.
Une des particularités, et pas la moindre, du vers racinien, c’est de tenir debout tout seul. Son rythme, sa musicalité, sa densité sémantique se suffisent presque à eux-mêmes. Pour les comédiens, appréhender une langue aussi exigeante constitue un défi redoutable. Cela suppose une modération tout sauf évidente dans la mesure où leurs personnages confrontés aux affres de la passion ne s’abandonnent jamais au moindre débordement. D’un autre côté il ne s’agit pas non plus d’avoir l’air guindé. D’où l’équilibre complexe et la tension qui en découle. Souffrir en alexandrins n’est pas une mince affaire.
Dans sa mise en scène, créée en janvier au Centre Dramatique National de Besançon, Célie Pauthe gère à la perfection cet équilibre périlleux. Mounir Margoun, Clément Bresson et Mélodie Richard se frayent chacun à leur manière un chemin au milieu de ce terrain tellement bien balisé qu’il regorge de chausses trappes. Premier à apparaître sur scène, Mounir Margoun donne au personnage d’Antiochus une charge émotionnelle suffisamment persuasive pour que sa tonalité rejaillisse sur l’ensemble du spectacle.
Clément Bresson présente quant à lui un Titus pris entre deux feux avec la difficulté à s’exprimer que cela suppose. D`être devenu deux personnes à la fois, lui-même et l’empereur de Rome – version des deux corps du roi – le laisse presque interdit, condamné au silence ou à la langue de bois. Car tout empereur qu’il soit il ne peut aller contre le Sénat et la Cour qui n’accepteront pas qu’un souverain romain épouse une reine orientale. Le fait que ce soit à Paulin, son confident, qu’il s’en explique et non d’abord à Bérénice est révélateur de son embarras. Il doit faire un choix « cornélien » entre l’amour et la gloire.
Quant à Bérénice, interprétée avec beaucoup de sensibilité par Mélodie Richard, le seul moyen pour elle de relâcher à la scène 1 de l’acte III une tension devenue insupportable est d’exprimer son trop plein d’émotion avec les mots de Racine, certes, mais en hébreu. Comme si, parvenue à ce point, la dignité imposée par la langue du XVIIe siècle français devenait un carcan irrespirable.
À cet égard il est intéressant de noter qu’à plusieurs reprises Célie Pauthe introduit dans le spectacle des respirations, un peu comme des lignes de fuite. Que ce soit en diffusant à différents intervalles le court-métrage, Césarée, de Marguerite Duras, dans lequel sur des images filmées aux Tuileries à Paris, celle-ci énonce un poème très librement inspiré de la pièce. Ou encore en intégrant le poème, Recueillement, de Baudelaire, qui joue un peu le rôle d’un chœur commentant subrepticement la situation douloureuse des trois protagonistes.
Cela est proposé comme des échos situés dans le futur, des angles de vue offrant sur le drame une perception plus contemporaine, voire des passerelles entre l’époque de Racine et la nôtre. Lui-même ayant trouvé son sujet dans l’œuvre de Suétone donne à son drame antique l’aspect intemporel d’un cas de figure où il peut explorer à loisir l’opposition tragique non seulement entre l’empire de la passion et les devoirs de l’Empire, mais aussi entre l’empire de la passion et l’empire sur soi-même.
Bérénice, une fois pleinement consciente de sa situation, envisage de mettre fin à ses jours. Pourtant Racine, fidèle en cela à Suétone, ne s’est pas autorisé ce dénouement fatal. C’est là qu’à nouveau la présence à la fois physique et symbolique du sable sur le plateau se justifie, quand, passant par des hauts et des bas entre espoir fragile et désespoir accablant, Bérénice se déchausse pour marcher pieds nus. Il y a quelque chose de sensuel et d’apaisant dans ce geste en apparence très simple. Le sable apparaît soudain comme un élément réconfortant dont la douceur tempère momentanément la violence des émotions.
Du coup la fin de la pièce, ni heureuse ni désastreuse, renvoie le tragique dans un futur possible. Garder en permanence ouverte cette possibilité comme si jusqu’au bout la jeune femme marchait au bord de l’abîme n’est pas la moindre réussite de ce spectacle géré tout du long avec une attention extrême et un tact infini.
Bérénice, de Jean Racine, accompagné de Césarée, court-métrage de Marguerite Duras, mise en scène Célie Pauthe. Avec Clément Bresson, Marie Fortuit, Mounir Margoum, Mahshad Mokhberi, Mélodie Richard, Hakim Romatif.
- du 16 au 20 mars au Théâtre National de Toulouse
- du 11 mai au 10 juin à L’Odéon-Théâtre de l’Europe, Paris
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