« Lucide » 🎭,la gestalt-thérapie selon Rafael Spregelburd et Marcia Di Fonzo Bo. En streaming
Remarquablement mise en scène, cette comédie légère et follement fantaisiste, créée en 2012, restitue à la perfection l’humour frappadingue du dramaturge argentin, entre onirisme survolté et théâtre de boulevard. Elle est servie par un époustouflant quatuor d’acteurs, avec Karin Viard, Micha Lescot, Léa Drucker et Philippe Vieux. À voir à la maison.
Où commence le rêve où finit la réalité? Il n’est pas toujours facile de répondre à cette question. On se souvient bien sûr de la façon dont Bunuel réussit génialement dans Le Charme discret de la bourgeoisie à instaurer progressivement une confusion entre les deux jusqu’à montrer un rêveur s’éveillant paniqué d’un cauchemar pour tomber derechef dans un autre rêve qui englobait le précédent.
Les héros du film de Bunuel se retrouvent régulièrement autour d’un repas. Peut-être est-ce en se souvenant de ce film et de ses variations culinaires que, dans Lucide, Rafael Spregelburd installe régulièrement les personnages de sa pièce dans un restaurant. Dans cette mise en scène signée Marcial Di Fonzo Bo, on voit systématiquement Luca (Micha Lescot), un jeune homme au physique longiligne, assis aux côtés de sa mère Tété (Karin Viard) et de sa sœur Lucrèce (Léa Drucker) à une table où sont dressés des menus.
C’est l’anniversaire de Luca. Tandis que les deux femmes consultent compulsivement le menu, il y a de la tension dans l’air. Survient un serveur (Philippe Vieux) vêtu d’une peau de bête. Il explique avec des contorsions comiques ce qu’est la pierrade, spécialité du restaurant consistant à cuire soi-même de la viande sur une pierre brûlante. Il doit s’y reprendre à plusieurs reprises car loin de l’écouter, les trois convives parlent à tort et travers, font des commentaires, se chamaillent, à quoi s’ajoute le fait que la mère semble érotiquement électrisée par la tenue préhistorique du serveur.
De fait il règne une agitation nerveuse proche de la confusion. Les répliques fusent, on se lève, on s’assied de façon intempestive. Mélange explosif entre euphorie et surexcitation, le comportement de la mère et de sa fille a quelque chose d’excessif au point que soudain Luca s’agace. Tendant ses bras en avant, un peu comme s’il avait des pouvoirs magiques d’hypnotiseur, il tente de contrôler la situation. Apparemment on nage en plein délire. Ou presque.
Rêver, c’est repousser les limites
Car, bientôt, installé à l’avant-scène, Luca explique: « En ce moment, je suis en train de rêver. Je m’entraîne avec la technique du rêve lucide« . Pour des raisons mystérieuses, il y a toujours quelque chose de grisant à découvrir, que ce soit au théâtre ou au cinéma, que l’on assiste à un rêve. Rêver, c’est repousser les limites; comme l’avaient compris les surréalistes. Ce qui nous séduit dans le rêve, c’est sa capacité à chambouler la réalité ou, pour le dire autrement, à en donner une lecture différente.
De cette capacité subversive du rêve, Rafael Spregelburd fait dans Lucide un ressort comique d’une drôlerie explosive. Ce metteur en scène et dramaturge argentin parmi les plus brillants de sa génération est autant un héritier de Feydeau que de Julio Cortazar. La dynamique du rêve est d’autant plus efficace dans le spectacle que l’activité onirique y est l’objet d’une prescription médicale. C’est son psychothérapeute, un certain Jean-Jacques Rosso, qui a enjoint à Luca de s’adonner à ce qu’il appelle des « rêves lucides ».
Précisons qu’il s’agit d’une sorte de gestalt-thérapie dont le but est d’aider le jeune homme à se séparer de sa mère avec laquelle il entretient un rapport un peu trop fusionnel. Ce n’est évidemment pas un hasard si celle-ci s’appelle Tété – nom suffisamment évocateur.
Pour se distancier du sein maternel Luca effectue toutes sortes d’exercices dont l’un, particulièrement désopilant, consiste à « jouer l’opposition ». Autrement dit, à prendre systématiquement le contre-pied de ce que fait ou dit sa mère. Si elle se lève, il s’assied. Si elle boit un café, il boit un thé. Et ainsi de suite.
À ce conflit relationnel entre Tété et son fils s’ajoute un autre problème: enfant, Luca a reçu un rein de sa sœur, qui lui a ainsi sauvé la vie avant de disparaître avec leur père à l’autre bout du monde. Or voilà que Lucrèce réapparaît quinze ans plus tard pour lui réclamer son rein.
Pure fantaisie
Enfin un quatrième larron intervient dans ce méli-mélo, c’est l’amant de la mère, professeur de tennis à ses heures (joué par Philippe Vieux quand il n’est pas serveur de restaurant). Luca, pour sa part, préfère le football au tennis, trop individualiste à son goût. Au début du spectacle, il se fantasme en champion, nouveau Maradona acclamé par la foule après avoir marqué un but depuis le milieu du terrain. Luca se déguise beaucoup, tantôt en Superman, tantôt en femme n’hésitant pas à porter les bijoux de sa mère – quand ce n’est pas pour jouer, cela fait partie de sa thérapie…
Inutile de préciser qu’avec une intrigue aussi farfelue, sans parler des scènes de rêve récurrentes au restaurant, cette pièce à mourir de rire est une pure fantaisie. Créée dans sa version française en 2012 au théâtre Marigny à Paris, c’est un ballon d’air frais dont la légèreté doit beaucoup à la mise scène aussi précise qu’impeccablement rythmée de Marcial Di Fonzo Bo.
Mais il est évident que ce genre de théâtre repose pour une grande part sur le jeu des acteurs. Admirablement dirigés, ils sont tous extraordinaires. Que ce soit Micha Lescot en grand échalas à la fois angoissé et nonchalant en prise avec ses fantasmes, Karin Viard époustouflante de drôlerie en mère étouffante mais aussi érotomane quand elle n’est pas carrément mythomane, Léa Drucker en visionnaire illuminée ou encore Philippe Vieux aussi comique dans son rôle d’amant que de serveur de restaurant.
Mené à train d’enfer, ce spectacle pétillant d’humour se revoit – même en captation – avec toujours autant de plaisir.
Lucide, de Rafael Spregelburd, mise en scène Marcial Di Fonzo Bo
avec Lea Druker, Micha Lescot, Karin Viard, Philippe Vieux
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