Le musée d’Orsay a mis à l’honneur au printemps 2014 Gustave Doré, l’un des artistes prodiges du XIXe siècle : caricaturiste, illustrateur de la Bible et des chefs-d’œuvre de la littérature…
… Il peint aussi la misère de son temps et les remous de l’Histoire. Inspirateur de la BD, de la fantasy ou du cinéma, il est un passeur de cultures : populaires, savantes, européennes. Le magnifique catalogue de l’exposition (Gustave Doré. L’imaginaire au pouvoir, Philippe Kaenel, Flammarion) illustre la variété d’une œuvre devenue légendaire, après s’être affrontée elle-même à des classiques.
Au siècle de l’image et de sa reproductibilité, l’illustrateur est roi : c’est ce que nous prouvent l’exposition d’Orsay et le beau livre réalisé pour l’occasion. Génie protéiforme, qui embrassera tous les sujets et des supports nombreux, Doré fait ses premières armes comme caricaturiste pour la presse. À l’heure où les journaux commencent à être bon marché, les illustrations se multiplient pour refléter des mutations sociales et politiques. D’une révolution à l’autre, le Daumier de 1830 laisse place au Doré de 1848 : le premier excellait dans la représentation des types sociaux, le second s’intéresse aux scènes de foule et au récit graphique. Plusieurs vignettes représentent « L’homme aux cent mille écus » ou « Le communisme en tableau »: dans Le Journal pour rire, Doré, précédé de Töpffer et de Cham, vient d’inventer la BD, ce nouvel art de divertir tout en faisant de la politique en des temps de censure. Mais le dessinateur ne se limite pas à l’actualité, si brûlante soit-elle, et puise déjà aux sources des classiques. L’album qu’il consacre aux Travaux d’Hercule propose une parodie du mythe antique et de l’art idéalisant : l’action héroïque est tournée en ridicule, pour le plus grand plaisir des lecteurs. Égayer son siècle et démocratiser l’accès à la culture, voilà déjà les maîtres-mots que Doré déclinera tout au long de sa vie.
L’art et les classiques pour tous
Ce sont donc les auteurs emblématiques du rire et de la culture à la française que Doré illustre avec prédilection, les Contes drolatiques de Balzac en 1855 puis Rabelais, La Fontaine et Perrault. Un beau lavis gris et brun sur craie noire présente une cigale bohémienne, dans un décor glacial. La xylographie « Le loup et les brebis » place le spectateur dans l’enclos des brebis, en contre-plongée, prêt à être dévoré par les loups dont le regard luisant éclaire la scène. Un Pantagruel joufflu, bébé géant à l’appétit bien connu, trône au centre d’une aquarelle aux couleurs gaies, prêt à dévorer des troupeaux de bœufs qu’il empoigne sans ménagements. Les supports sont multiples mais des scénographies dramatiques ou comiques distinguent toujours les œuvres de Doré, créant souvent des effets spectaculaires. Le peintre, en fils de son temps, redécouvre le Moyen Âge qu’il nappe d’une brume merveilleuse, épique ou comique. L’influence du romantisme est perceptible quand il illustre Notre-Dame de Paris d’Hugo, Le Paradis perdu de Milton ou Les Idylles du roi d’Alfred Tennyson.
Avec la littérature anglaise, et bientôt espagnole, les horizons et la postérité du peintre s’affirment comme européens : ses représentations de L’Enfer de Dante, et son huile sur toile intitulée Dante et Virgile dans le neuvième cercle de l’enfer(1861), lui donnent droit de cité parmi les grands peintres du XIXe siècle. Il s’attaque enfin à l’un des textes les plus illustrés de son temps, le Don Quichotte de Cervantès. De nouveau, le succès est au rendez-vous, et Zola de se réjouir : « On appelle ça illustrer un ouvrage : moi, je prétends que c’est le refaire. Au lieu d’un chef-d’œuvre, l’esprit humain en compte deux » (Journal populaire de Lille, décembre 1863).
Doré « grand reporter »: images de son temps
Au-delà des frontières, qu’elles séparent les arts ou les pays, Doré sillonne l’Espagne et l’Angleterre en jetant un regard aiguisé sur les misères de son temps. La série intitulée Londres : un pèlerinage (1872) présente une mégalopole ravagée par l’industrialisation et le paupérisme. Des lavis ou des lithographies, extrêmement sombres, peignent des miséreux, dans des cadres urbains caractéristiques de la modernité, par exemple À travers Londres, en chemin de fer(1872). Doré s’intéresse au monde du travail, avec Entreposage en ville (1869) ou « Docks de Londres » (dessin préparatoire, 1870), mais aussi au luxe du Grand Derby. Des types humains et sociaux ressortent de ces tableaux : Doré ne peut désormais ignorer les débats sur l’évolutionnisme et le darwinisme social.
Loin du cadre étouffant de la grande ville, son voyage en Espagne renouvelle son inspiration. Il sacrifie à « l’espagnolisme » de son époque, cet attrait pour une terre perçue comme exotique et préservée des hideurs de l’industrialisation. SesMendiants de Burgos (1875), ses contrebandiers et sa diseuse de bonne aventure peignent une Espagne éternelle, qui évoque Murillo et Goya autant que Le Cid etHernani.
Des histoires à l’Histoire religieuse et politique
Avec la peinture d’histoire et les tableaux d’inspiration religieuse, Doré donne à nouveau la preuve qu’il est, selon les mots de Théophile Gautier, « à la fois réaliste et chimérique » (L’Artiste, décembre 1856). Pour les guerres de Crimée ou d’Italie, il se fait le chroniqueur de la politique militaire de Napoléon III, et l’Alsacien qu’il est devient peintre patriote avec la guerre franco-prussienne de 1870. Certains tableaux, brossés sur le vif, représentent le siège de Paris, mais les plus fameux restent le triptyque intitulé « Souvenirs de 1870 ». Au milieu de champs de bataille très réalistes apparaissent des figures allégoriques, par exemple l’aigle prussien prêt à terrasser une France incarnée par une femme ailée, coiffée d’un bonnet phrygien. Avec ces tableaux, Doré illustre ce que Baudelaire qualifiait de « surnaturalisme », une manière de projeter des images lyriques et visionnaires sur une scène réaliste, pour lui donner un souffle épique et romantique.
La peinture religieuse, là encore, lui apporte la consécration : Le Christ quittant le prétoire l’inscrit dans la lignée de L’École d’Athènes de Raphaël ou de Véronèse, avant que son illustration de la Bible ne connaisse de multiples rééditions dès 1866 en lui assurant un succès mondial. Sculpteur à ses heures, Doré laisse entre autres une belle Madone en bronze (1880) ou La Parque et l’Amour en plâtre patiné (1877), mais aussi des tableaux de bords de mer et de haute-montagne, par exemple le Lever de soleil sur les Alpes (1873-1877). L’exposition comme le beau livre dirigé par Philippe Kaenel présentent un très riche échantillon de tous les styles et de tous les sujets qui caractérisent cette œuvre foisonnante, et révèlent l’influence qu’elle exerça sur les arts ultérieurs. Déjà de son vivant, ses illustrations donnent lieu à des projections de Lanterne magique, cet ancêtre du cinéma. Peu de réalisateurs ont ensuite représenté l’Angleterre victorienne ou des sujets bibliques sans s’inspirer des images de Doré, ce que l’exposition rend manifeste par des montages cinématographiques très convaincants. Le beau livre de Flammarion apporte aussi beaucoup de considérations sur le marché de l’art dans lequel Doré s’insère.
Passeur des cultures antiques et européennes, biblique et profane, Doré est un moment dans l’histoire et l’industrie de l’art : ses images continuent de nourrir l’imaginaire collectif, et les plus grands artistes qui lui ont succédé.
« Gustave Doré, L’imaginaire au pouvoir », Musée d’Orsay.
Gustave Doré. L’imaginaire au pouvoir, Philippe Kaenel, Musée d’Orsay/Flammarion beaux livres/Musée des beaux-arts du Canada, 356 pages, 240 x 300 mm, 45 euros.
© photos Hugo MaertensBruges
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