Christian Schiaretti enflamme « L’Échange », le drame de Paul Claudel. Théâtre
D’une scabreuse affaire d’argent et de trahison avec, en toile de fond, les États-Unis, le poète tire une tragédie au lyrisme sauvage, dont cette mise en scène de haute précision rend admirablement compte. Une réussite servie par un quatuor d’acteurs en parfaite symbiose et au souffle puissant.
Dans cet espace ouvert entre mer et ciel, il installe quatre personnages ou plus précisément deux couples: Marthe et Louis Laine, d’un côté, et, de l’autre, Thomas Pollock et Lechy Albernon. Respectivement interprétés par Louise Chevillotte, Marc Zinga, Robin Renucci et Francine Bergé.
C’est peu dire que la pièce est le contraire d’un huis clos, même si on peut considérer que, dans une certaine mesure, les personnages sont enfermés en eux-mêmes ou, en tout cas, fortement éprouvés par la situation dans laquelle ils sont pris. Au point que le lieu où ils s’affrontent relèverait presque du champ de bataille.
Dans la mise en scène présentée en ce moment par Christian Schiaretti, le sol veiné de rouge, de mauve ou de noir du décor conçu par Fanny Gamet évoque un terrain volcanique significatif du feu qui couve en chacun d’eux. L’ensemble baigne dans une lumière tamisée et quand les comédiens s’éloignent vers le fond du plateau, ils disparaissent dans une obscurité épaisse, un noir immense et insondable qui, vers la deuxième partie du spectacle, sera piqué d’étoiles.
Claudel et un drame en vers
Et puis il y a le vers, ce vers claudélien de longue haleine, avec sa portée lointaine. Même s’il prend toujours pied dans la réalité concrète, parfois même triviale, éprouvée par celui ou celle qui l’énonce, le vers la dépasse ou la déporte; d’une part parce qu’il est une musique qui se suffirait presque à elle-même, mais surtout par son effet d’élévation.
Claudel, fasciné par Rimbaud, mais aussi par Eschyle qu’il traduisait en français à l’époque où il écrivait L’Échange, a forcément appris aussi des cadences innovantes du vers libre de Walt Whitman, le poète américain par excellence. Comme ce dernier Claudel est un poète de grand air, ce que souligne très finement un de ses meilleurs commentateurs, Charles-Albert Cingria: « Claudel est un coléoptère, et, s’il s’envole, cela prend ce même temps et il faut voir le bruit que ça fait ! ».
Parade sauvage
Lechy est une femme libre. Comédienne, aventurière, elle suit volontiers ses impulsions. Séduire Louis Laine est pour elle un jeu d’enfant. Au début de la pièce, on le découvre allongé sur le sable après s’être baigné dans l’océan. Marthe, son épouse, lui demande où il a passé la nuit. Avec Lechy, bien sûr. Mais comment l’avouer à celle qu’il a ramenée d’Europe, qui a quitté sa famille pour le suivre. Louis a du sang indien dans les veines. Il voit le monde, la vie comme un immense champ de possibilités. À peine marié, il aspire à de nouveaux horizons. Seulement il n’a pas un sou en poche. D’où son arrangement avec Thomas Pollock: il lui cède Marthe contre mille dollars. À l’insu de cette dernière, évidemment.
Le fait que dans le spectacle Robin Renucci et Francine Berger n’appartiennent pas à la même génération que Louise Chevillotte et Marc Zinga s’avère redoutablement efficace sur le plan dramatique. Comme si les deux jeunes gens étaient les proies de leurs aînés. Construit sur cette opposition, l’ensemble, vivement mené, a quelque chose d’une parade sauvage où se nouent des rapports de force d’autant plus insidieux que rien n’est jamais joué d’avance. Ni les uns ni les autres ne dominent une situation comparable à un bûcher ardent dont chacun alimenterait plus ou moins volontairement les flammes.
Le temps ainsi consumé file au gré d’un rythme à la fois dense et enlevé d’une étonnante légèreté à laquelle n’est pas étrangère l’ironie en sourdine de l’auteur. Une drôlerie féroce traduite d’autant mieux par Robin Renucci que son jeu, toujours sobre et mesuré, rend encore plus saillant, quoique avec un naturel désarmant, le cynisme foncier du personnage. La maison peut brûler et les billets de banque voler de toutes parts comme dans un film de Georges Lautner, jamais il ne se départit de son calme.
De son côté, Francine Berger, même ivre, ne s’abandonne pas totalement, conservant au contraire ce qu’il faut de retenue pour offrir un effet maximal dans la transgression. Difficile, du coup, de résister à un couple aussi coriace. Face à un tel défi, le jeu sans doute plus haletant et saccadé de Marc Zinga et Louise Chevillotte n’est pas moins remarquable, car traversé de fulgurances, il est investi d’une ferveur – tout particulièrement en ce qui concerne le personnage de Marthe – qui n’est pas pour rien dans la réussite de ce très beau spectacle.
L’Échange (première version), de Paul Claudel, mise en scène Christian Shiaretti
avec Francine Berger, Louise Chevillotte, Robin Renucci et Marc Zinga
- jusqu’au 22 décembre 2018 au Théâtre National Populaire, Villeurbanne
- 15 au 18 janvier 2019 à La Coursive, La Rochelle
- du23 au 25 janvier 2019 à la Comédie de Picardie, Amiens
- 12 et 13 mars 2019 à la Comédie de Valence
- 2 au 4 avril 2019 à la Comédie de Saint-Étienne
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