À Dijon, « Théâtre en mai » explore l’espace sous toutes ses formes
Avec pour parrain de cette édition, le metteur en scène et dramaturge François Tanguy, ce festival révèle une scène française en ébullition à travers des spectacles de qualité, souvent travaillés par la question de l’espace, dus à des artistes aussi différents que David Geselson, Pauline Ringeade, la compagnie Légendes Urbaines de David Farjon ou le Collectif Marthe.
Avec pour parrain de cette édition, le metteur en scène et dramaturge François Tanguy, ce festival révèle une scène française en ébullition à travers des spectacles de qualité, souvent travaillés par la question de l’espace, dus à des artistes aussi différents que David Geselson, Pauline Ringeade, la compagnie Légendes Urbaines de David Farjon ou le Collectif Marthe.
Georges Pérec parlait d’«espèces d’espaces» et c’est bien de cela qu’il s’agit ici. Car évoquer l’espace, c’est aussi interroger le point de vue, la position de celui qui regarde, de celui devant qui se déploie l’espace en question. Pour étayer sa démonstration François Tanguy s’appuie sur Proust et la façon dont le romancier raconte la mort de l’écrivain Bergotte dans À la recherche du temps perdu, quand ce dernier contemplant La Vue de Delphes de Vermeer, œuvre qu’il pense pourtant si bien connaître, découvre ébloui le fameux « petit pan de mur jaune » qu’il n’avait encore jamais aperçu. Tanguy s’appuie aussi sur Les Ambassadeurs, tableau peint par Hans Holbein le Jeune en 1533, célèbre pour sa distorsion du point de vue puisqu’il s’agit d’une anamorphose.
Ces questions du point de vue et de l’espace, le metteur en scène et dramaturge David Geselson les aborde sous un angle particulièrement saillant et douloureux dans En route – Kaddish où en revenant sur son histoire familiale il expose avec beaucoup d’acuité et de pertinence la cohabitation conflictuelle sur une terre commune entre Israéliens et Palestiniens. Avec, à la clef, cette interrogation perturbante: pourquoi un peuple martyr s’acharne-t-il depuis soixante-dix ans à en martyriser un autre?
Question qui, sans remettre en cause l’existence parfaitement justifiée de l’état Israélien, demeure toujours sans réponse. Aristote dans La Poétique remarque qu’à la différence de l’historien, le poète ne porte pas tant son attention sur les faits bruts que sur les possibilités offertes par une réflexion plus générale sur le devenir humain. C’est bien de cette tension entre un constat accablant et le souhait d’une issue apparemment improbable à lumière des événements actuels que naît l’impact décisif du spectacle très personnel de David Geselson.
Espace, espaces
Chaque matin Julius tombe littéralement de son lit. Cette chute dans le temps ou dans le quotidien traduit assez bien la réalité métronomique et oppressante de l’univers dans lequel il évolue, mais révèle aussi le grain de sable susceptible de faire dérailler une mécanique décidément trop infernale. Car tout bascule quand un visiteur lui apporte un tube contenant une étrange substance, la Superficine. Il suffit d’en badigeonner les murs et le plafond de la chambre pour que celle-ci s’agrandisse.
L’expérience fonctionne au-delà des espérances de Julius, la chambre change de proportions quoique de façon quelque peu irrégulière. Alors qu’à sa porte cognent des fonctionnaires appartenant à la « Commission d’évaluation des surfaces », les murs continuent de se distendre et les repères se dissolvent inexorablement. On nage en plein fantastique passant d’une fête endiablée dans l’appartement métamorphosé à un procès kafkaïen où Julius s’endort pendant qu’on prononce son verdict. L’espace évoque désormais une plaine infinie recouverte de neige que traverse une voie ferrée. Julius a disparu emporté dans le monde du rêve.
« Ce qui m’intéresse, ce n’est pas l’arithmétique, c’est l’algèbre de la vie », écrivait Krzyzanowski. Une chose est sûre, c’est que Pauline Ringeade a trouvé la bonne formule en s’appuyant sur la BD de Marc-Antoine Mathieu pour transposer à la scène l’univers de cet écrivain souvent décrit comme un « génie négligé » jamais publié de son vivant pour cause de censure et qui vécut comme son héros dans une chambre de huit mètres carrés à Moscou.
Rêve/cauchemar d’urbaniste
Conçus dans les années 1950 et 1960, ces espaces autrefois dénommés Zones Urbaines Prioritaires avant de devenir les cités ou quartiers régulièrement évoqués pour le mal-être et les difficultés sociales dont souffrent leurs habitants ont souvent pris naissance dans l’esprit d’architectes bien intentionnés. En témoigne La Grande Borne à Grigny dans l’Essonne, que nos conférenciers historiens mués en enquêteurs prennent pour cas d’école. Un dilemme se pose quant à la façon de mener leurs investigations. Paule estime en particulier que ses camarades passent trop de temps plongés dans les livres et choisit d’aller sur le terrain pour interroger les habitants.
Le spectacle se déploie du coup sur plusieurs plans. S’appuyant sur des éléments modulables, le décor se transforme en maquette d’architecte. Tandis que Paule se perd dans le labyrinthe de La Grande Borne, on assiste aux côtés d’Émile Aillaud, concepteur de ce grand ensemble, à l’élaboration d’un rêve d’urbaniste. Émile Aillaud est un poète. Auteur de la citation qui sert de titre au spectacle, il veut « humaniser » l’architecture.
Mais le projet idéal de ce doux rêveur se révèle un cauchemar pour les habitants de cette cité de la région parisienne. Loin de s’épanouir, ils se sentent isolés du monde et enfermés dans l’agencement complexe imaginé par l’architecte. En passant avec beaucoup de finesse et d’humour d’un niveau à un autre, superposant plusieurs époques et plusieurs actions, les trois acteurs présentent un tableau passionnant et tout à fait convaincant des contradictions de l’urbanisme des cinquante dernières années.
Sorcières
Clairement féministe, piquant, audacieux, pétillant d’humour et mené avec une énergie impétueuse, leur spectacle s’inspire notamment du livre de Silvia Federicci, Caliban et la sorcière. Femmes, corps et accumulation primitive. Où l’on comprend, entre scènes d’auto-avortement et interrogatoires d’inquisition, comment les sorcières « voleuses de pénis » servaient de repoussoir pour mieux asseoir la domination de l’Eglise face à une sexualité féminine qui dérange.
Il est significatif qu’aux premiers temps de l’imprimerie, Le Marteau des Sorcières, livre abondant en descriptions et récits horrifiques purement fantasmatiques des méfaits de ces femmes accusées de pactiser avec le Diable, fut un véritable best-seller. Le spectacle nous apprend aussi comment dans les années 1970 en Italie des militantes féministes se firent appeler « les sorcières » avec pour slogan « Tremate, tremate, le streghe son tornate », « Tremblez, tremblez, les sorcières sont de retour ». Ou comment l’image négative de la sorcière a fini avec le temps par se retourner en son contraire: le monde renversé…
Le Monde renversé, de et par le Collectif Marthe
- samedi 2 et dimanche 3 juin 2018
Festival Théâtre en mai à Dijon
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