Marco & Paula : Carnets d’ailleurs #26 : Marco : c’est la déroute …
Ces nomades, pensez-vous, ont perdu la tête. Erreur, ils l’ont seulement égarée, avec leurs clefs, sur une route qui ne mène plus où elle menait.
Depuis trois mois, je tourne dans Washington, deux semaines ici, trois semaines là, posant chez des amis chers mon campement : une valise, un ordinateur portable, une malle, du thé, une bouteille de gin, des tortillas à grignoter avec du humus, une boîte de chocolat à offrir en cadeau d’arrivée. Je plie et déplie mon camp avec régularité, et j’égare mes clefs, mes lunettes, mes papiers, mes dossiers, et je ne sais quoi d’autre avec une fréquence exaspérante, n’ayant aucune familiarité avec les lieux où j’aurais pu les laisser avec une certaine régularité, et donc les retrouver avec un certain automatisme.
C’est un peu déconcertant, mais ce n’est pas le seul agacement. Pendant quelques jours, chez un ami, je m’obstinais à vouloir jeter les détritus dans le lave-vaisselle, car, dans mon campement précédent, la poubelle avait le même extérieur acier brossé et se trouvait, dans la topographie générale de la cuisine, dans un endroit relativement symétrique. Les tasses à café font l’objet d’une chasse permanente : je les cherche dans le placard de droite, mais ici, en fait, elles sont – voyons…. – ah oui, dans le placard de gauche et en bas. Les couverts, eux, restent à découvrir. Je navigue dans un univers en permanente fluctuation. Finalement, le nomade, ce n’est pas moi, c’est le monde autour de moi.
Nomade, vous êtes en exil permanent de vos livres, lesquels sont en général dans une oasis à 6,000 km, où vous ne repasserez pas avant plusieurs mois. Ou, pire encore, séquestrés depuis plusieurs années dans un container dans un entrepôt lointain. Dieu merci, mes amis ont des goûts littéraires qui croisent suffisamment les miens pour que je puisse faire de plaisantes découvertes. Je lis ainsi, en ce moment, « Le capital » de Thomas Piketty – en anglais, ironiquement – et une trouvaille extraordinaire : « Voyage au Congo », le journal d’André Gide, dans une édition de 1928 dont émanent des parfums de vieux papier. Et dans la bibliothèque de ce même ami, j’ai retrouvé des bandes dessinées de Black et Mortimer, ce qui me fait voyager dans le temps – enfin, le mien, de temps.
Comme tout colporteur, vous apportez avec vous, mais dans votre tête, des trouvailles qui parfois intriguent suffisamment vos amis pour qu’à un moment ou un autre, ils se les procurent. J’ai pu donc consulter, chez un autre ami, un livre sur la manière de venir à bout des douleurs de dos que j’apprécie beaucoup et que je lui avais conseillé, dans le cadre de nos explorations et discussions multi-décennales sur la question. Mais lui, finalement, il ne l’aime pas trop, ce livre. Qu’importe, il était là, à portée de ma main pour quelques jours.
Et puis, paradoxale source de confusion, il y a la route. Cette route que vous avez empruntée pendant des années, celle qui vous preniez pour conduire votre fille à l’école, ou aller vous faire couper les cheveux -petite bifurcation- dans ce salon qui a gardé une partie du décor de son ouverture en 1913. Le barbier que je fréquentais, mort récemment, est remplacé par une jeune immigrée brésilienne. La roue tourne -cette route, évidemment vous la connaissez, mais impossible maintenant de la mettre en relation avec cette autre route que vous voulez prendre. Vous faites ainsi des détours incompréhensibles pour retourner dans un endroit où vous alliez les yeux fermés. Bref, cet univers que vous pensiez fort familier s’est mis à vous dérouter.
Où sont mes clefs ?
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