Carnets d’ailleurs de Marco & Paula #67 : si on ne meurt pas d’une balle…
Paula à peine rentrée, Marco s’ensauve et traverse le fleuve pour aller voir un client à Brazza, et se trouve encore une fois pris dans une collision spatio-temporelle.
Et pendant ce temps là, que se passait-il en Kabilalaland ? « Le Chef » avait eu une trouvaille politique absolument renversante : Il a fait distribuer le même jour 10 000 casques motos pour les 30 000 taxi-motards de Kinshasa, avec sa photo dessus et un “merci chef” pour le moins pathétique. Heureusement que j’ai trouvé une photo de l’objet sur Twitter, car des motards casqués Kabila, on en voit guère dans les rues. On peut en conclure que les motards ne “roulent pas pour” Kabila, ou, en allant un pas plus loin dans la spéculation, que les Kinois ne supportent plus Kabila et que les taxi-motards ne veulent pas perdre leur clientèle. Autre explication possible, plus simple : les motards congolais sont allergiques au casque.
Le dimanche matin, au centre hippique, Paula et moi discutions avec F., un employé que je soupçonne d’être au moins aussi âgé que moi – et donc fort sage. F. a des enfants, dont il sait qu’il ne pourra pas leur payer d’études universitaires. Jeudi, il est allé à la manifestation.
Il ne faut pas avoir peur de manifester, si on ne meurt pas d’une balle, de toute façon on mourra de maladie, ou d’autre chose.”
F.
Le tout dit d’une voix posée, mais avec des yeux humides. “Kabila doit partir”, conclut-il mezza voce .
Petite chronique de l’autre coté du fleuve – Il y a dix jours, je suis retourné à Brazzaville, ma première visite depuis 2011, quand j’y avais passé l’année comme chef d’une mission d’assistance technique. Dans la voiture qui m’amenait à l’hôtel, j’essayais de retrouver mes marques, mais quand j’arrivai dans l’immeuble où se trouvaient les bureaux du client, j’eus un choc : j’avais le souvenir d’un bâtiment qui avançait vers la ruine, des escaliers sans lumière, des salles de conférence vétustes qui sentaient le renfermé, des bureaux sous-équipés, des peintures qui pelaient. Le hall d’entrée, où dans mon souvenir les gardiens et les agents d’entretien se retrouvaient pour regarder un vieux poste de télévision, brillait des milles feux d’une rangée de lourds et gigantesques lustres de cristal, le sol était redallé de marbre, et les gardiens moroses avaient été remplacés par d’accortes jeunes femmes en uniforme.
Les neuf étages de l’immeuble étaient tous entièrement rénovés, et à en arpenter les couloirs en jetant un coup d’oeil dans les bureaux, je me crus un instant transporté dans la banlieue de Washington. Il est vrai que le titulaire des lieux avait changé – ce n’était plus le Ministère du plan, mais le Ministère de l’Aménagement du Territoire et de la Direction Générale des Grands Travaux. Les ministères du plan sont généralement de misérables affaires, les « Grands Travaux », en revanche, roulent généralement sur l’or. C’est ici que s’élaborent, se discutent et se négocient tous les chantiers de quelque conséquence.
Je me retrouvais en face de cadres jeunes et efficaces, travaillant fort tard dans des bureaux qui exsudaient la modernité, tandis que mon « cerebrum », lui, se remémorait des bureaux à peine équipés d’ordinateur – dont d’ailleurs pratiquement personne ne savait vraiment se servir – et de la frustration que nous éprouvions alors à essayer de faire évoluer un peu une veille administration sclérosée. Par la fenêtre je voyais se construire les futurs bâtiments du Ministère de l’intérieur – encore une réalisation de la Délégation Générale des Grands Travaux. Tout comme le nouvel aéroport de Brazza, les 2 000 km de route reliant le Nord et le Sud du pays, les équipements sportifs construits pour la tenue des Jeux Africains, les bâtiments de la radio-télévision, les grands hôtels, etc. La liste s’allonge pour la plus grande gloire d’« Un », et le bénéfice immédiat de quelques uns.
Je me crus un moment victime d’une attaque de schizophrénie paranoïaque. Mais non. J’étais simplement en Afrique centrale.
S’ensauver : se sauver (rare, surtout employé dans le parler rural).
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