Plus personne aujourd’hui pour oser affirmer que l’élection d’un enfant à l’heure de choisir son instrument de musique repose exclusivement sur son identité sexuelle. Et c’est tant mieux. Pourtant, durant de nombreux siècles, ce choix, pour les futurs musiciens, reposa exclusivement sur des arguments de genre. Tout comme la société. Pour la musique, ça a récemment changé… Quoique…
J’ai longtemps, dans ma prime jeunesse, fait partie d’une harmonie municipale. « La Nèhe », c’était son nom, n’échappait pas à la règle, et dans ses rangs, l’évidence sautait aux yeux, et m’a, un temps, beaucoup amusé. Aujourd’hui elle continue de m’intriguer et parfois de me navrer. Les membres d’un pupitre, comme s’il se fût agi d’une même famille, qu’ils soient saxophonistes, flûtistes ou joueurs d’hélicon, se ressemblaient physiquement d’une manière plus que troublante tout en appartenant au même sexe. Les joueurs de cuivre étaient tous de solides gaillards, bon mangeurs et rigolards, tandis que les clarinettistes, fins et discrets, se différenciaient des percussionnistes, tout en muscles. Les saxophones barytons, eux, étaient tous vieux et placides, tandis que les violonistes, forcément des filles, ressemblaient invariablement au régime qu’elles s’imposaient, tant la minceur de leur ligne était une constante aussi spectaculaire que leurs pâles visages. Nous avions aussi, parfois, un chœur. Les sopranos, je m’en souviens, arboraient toutes de longues chevelures, tandis que chez les barytons, le port de la barbe semblait aussi obligatoire qu’un embompoint de bon vivant. Nos trois flûtistes ressemblaient eux à trois éphèbes, à peine sortis de l’adolescence. J’en étais, ne riez pas. L’explication de ces ressemblances, aussi troublantes soient-elles, a pourtant sa logique et son explication.
Comme si les instruments de musique étaient forcement sexués, le premier partage à l’heure de choisir son instrument se faisait à partir du sexe du futur musicien. L’élève ne choisissait pas, on choisissait pour lui, puisque le professeur savait mieux que lui, ce qui conviendrait à l’enfant. Il y avait, en ce temps-là, les instruments pour les garçons et rien que pour les garçons, trompettes saxophones batteries ou soubassophones, et les instruments pour filles, flûtes violons et voix. Pas moyen de déroger à cette règle. Une fois ce partage fait, la question des morphologies et de la force physique entrait en ligne de compte, comme pour mieux renforcer la division sexuée, en la justifiant.
Parce que la question du coffre et de la puissance était, comme pour le sport, la première qualité retenue et considérée comme indispensable, les souffleurs-trompettistes ne pouvaient être ni chétifs ni féminins, ce qui dans la tête de beaucoup revenait au même. L’équation femme=faible avait encore court, aussi sotte fût-elle, hier comme aujourd’hui. Et puis, comme si cela ne siffisait pas, la question du poids de l’instrument (toujours cette idée de force physique) départageait ensuite les pupitres. Pour éviter de fâcheuses scolioses à ces graciles demoiselles, on leur interdisait, pour leur bien, disait-on alors, les contrebasses, les grosses caisses, et même les saxophones ténors. Et il ne servait à rien de protester contre ces lois que le corps et ses capacités imposaient. Le tambour depuis la nuit des temps n’était-il pas un instrument masculin tout comme la flûte était un féminin? Le choix de l’instrument relevait donc exclusivement d’une logique de sélection naturelle basée sur la force physique et la morphologie. A aucun moment les questions de la sensibilité personnelle ou du goût intime n’étaient considérées, comme si l’on avait voulu faire croire, à tous ces apprentis musiciens, que la musique était avant tout un sport bien plus qu’un art. Choix de contrôle esthétique et politique de la part des pouvoirs (professeurs, chefs d’orchestres) sur les futurs citoyens? Godard ne disait-il pas que tous les enfants sont des prisonniers politiques? Bref, revenons à nos pupitres. Certains pourraient croire que l’on s’égare.
C’était un temps pas si lointain, où les chambres des filles étaient forcément roses, et où tous les garçons aimaient jouer à la guerre. C’était un temps où les seuls garçons pouvaient essayer de jouer de la trompette. Fin de l’histoire.
On sait ce que la société pensait alors de ceux qui ne rentraient pas dans ces cases « genrées ». Au sein d’une harmonie municipale, revenons-y, tout le monde trouvait sa place, parce que personne parmi les élèves ne savait que son goût, personnel et inaltérable, existait et était respectable. Et à cause de ces règles, les musicens appartenant au même pupitre finirent par se ressembler comme des cousins ou des cousines d’une même famille, avec les filles d’un côté et les garçons de l’autre, jamais mélangés. Endogamie artistiquement déplorable et moralement intenable!
Heureusement aujourd’hui ce sexisme a vécu. De Sophie Alour à Terry Lynn Carrington, d’Hélène Labarrière à Melba Liston, les femmes ont vaincu ces règles sexistes et inhumaines. Gloire leur en soit rendue. Plus aucun instrument ne leur est interdit. Il était temps!
En hommage aujourd’hui, à tous les petits garçons joufflus et costauds qui auraient aimé jouer de la harpe, en hommage aussi à toutes les petites filles fluettes qui auraient préféré la trompette à l’anonymat chaste du chœur, cette chanson merveilleuse de la trompettiste Valaïa Snow qui fût appelée en son temps, la reine de la trompette. Une reine, bien seule dans un monde d’hommes.
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