« Frontières » de Louis Sclavis: la musique des images. Rencontre
Avec ce superbe opus, Louis Sclavis nous invite à un voyage dans des pays inventés. Fruit de ses collaborations avec le cinéma et le documentaire, 18 thèmes qui réinventent folklores étranges et parcours inédits et exotiques. À écouter les yeux fermés!
« Les enfants, aujourd’hui nous allons écouter un disque, et je vous demande de fermer les yeux, et d’imaginer. Vous me direz ensuite les images que vous a inspirées cette musique. »
Vous vous souvenez? Avec « Frontières », ce nouveau disque du clarinettiste-aventurier-explorateur Louis Sclavis, c’est exactement ce qu’il convient de faire. Parce que toute cette musique a été initialement composée pour des films ou des documentaires, ce sont des musiques d’images. Fermer les yeux, laisser venir en soi tout un kaléidoscope d’impressions visuelles: voilà l’invitation. « Frontières » est autant une œuvre musicale qu’un livre d’images à regarder les yeux fermés et les oreilles grandes ouvertes. Eyes wide shut. C’est un road-movie, une balade dans un folklore imaginaire, avec comme compagnons de route le pianiste Benjamin Moussay, le contrebassiste Bruno Chevillon, le guitariste Maxime Delpierre et l’accordéoniste Vincent Peirani. Bel équipage. Avec sa sonorité d’une grande pureté, Sclavis nous invite à le suivre sur ses chemins de liberté, imprévisibles et déroutants. Ce qui est troublant dans cet ensemble de compositions est l’évidence sonore de ces musiques de mondes inventés. Tenez, prenez le deuxième morceau du cd, par exemple. Son titre: « Ceux qui ». Où sommes-nous? Dans les premières mesures on jurerait les Balkans, puis une lumière du Maghreb, avant une couleur tzigane qui achève de nous dérouter avec l’arrivée d’une guitare électrique en écho d’un autre monde. Très visuel. Cela pourrait ressembler à un puzzle improbable mais cela résonne comme une carte rêvée de voyages improbables. Une projection lumineuse, en grand écran. Sclavis ne sait pas ce que sont les frontières, profitons-en!
Un faible pour la mélodie du titre « La valse des géants ». Un superbe voyage en bonne compagnie. Que rêver de mieux?
Des mots de minuit : « Frontières », ton nouveau travail, tu nous racontes?
Louis Sclavis: J’avais enregistré une musique pour un film de Gilles Porte, « Dessine-toi », c’était un film dans lequel il faisait réaliser par des enfants leur autoportrait, c’était un travail dans le monde entier. Pour ce long métrage, il fallait de la musique du début à la fin, ce qui est assez rare; Il n’y avait aucun dialogue. J’ai enregistré ces thèmes comme si c’était un orchestre qui jouait pour le film. J’ai réuni un quintet et on a fait une musique presque comme si on jouait en concert. C’est un projet qui m’avait beaucoup plu. J’ai eu envie de faire écouter cette musique en dehors du film. J’ai rempli les musiques et je les ai retravaillées, et j’ai rajouté des solos, des voix. Je me suis amusé à enrichir ce premier projet. J’ai repris aussi d’autres musiques avec le même travail à partir des bandes de départ. C’est la troisième fois que je fais ça.
DMDM: Qu’est-ce qui t’inspire dans les images?
LS: Parfois ce sont les personnages, mais c’est surtout le rythme, la pulsion d’un film qui m’accroche. Pour moi le cinéma est plus une question de rythme que d’images. L’image vient pour moi après.
DMDM: As-tu une manière particulière de composer? Composes-tu au piano? A la clarinette?
LS: Je compose au piano. Mais ça se fait en plusieurs étapes. Avec la clarinette aussi, bien sûr.
DMDM: Tu aurais pu faire autre chose que de la clarinette?
LS: Pour moi, la clarinette ça a été un hasard. Quand on m’a inscrit dans une école de musique dans les années soixante, il n’y avait pas le choix. Il y avait un pépé qui donnait des cours de clarinette. Si ce pépé avait joué du trombone, j’aurais fait du trombone, il aurait joué du tuba j’aurais fait du tuba. Après c’est vrai qu’on a un rapport très physique, très ergonomique à l’instrument, et je crois que je suis bien tombé. Je n’avais pas un physique à intégrer par exemple les cordes. Je suis moins sensible aux cordes. Je crois que la clarinette correspondait plus à ce que je suis. J’ai eu de la chance.
DMDM: Tu attaches, avant d’enregistrer, un soin très particulier aux choix de tes compagnons de route.
LS: La base de mon travail ce sont les musiciens. Je choisis les musiciens avec qui j’ai envie de faire quelque chose et très vite, j’ai envie de jouer la musique avec eux, d’entendre leurs idées, leur personnalité dans le projet. L’inspiration première ce sont les musiciens que j’ai choisis. En fonction des musiciens que j’ai choisis je ferai une musique différente.
DMDM: La scène, pour toi?
LS: La première fois que je suis monté sur scène j’avais neuf ans, pour un spectacle de l’école, et quand je me suis retrouvé là-dessus, j’ai su que c’était là, et c’était ça, ad vitam aeternam… Tu sais la scène, c’est quelque chose que tu sens tout de suite, et une fois que tu as dit c’est chez moi, et bien c’est parti. Je ne savais pas si je serais musicien ou comédien, mais j’ai compris immédiatement que c’était l’endroit où je devais être. Tu vois, je n’aurais pas fait une carrière de musicien de studio, j’e n’aurais pas fait une carrière de musicien d’orchestre, en fosse. Je crois que la scène, c’est pour moi bien plus important que les disques. La musique se fabrique là et c’est là que pour moi elle existe, c’est là aussi que j’existe avec mon art, à 1000%.
DMDM: Les lieux?
LS: Il y a deux choses qui sont importantes. D’abord le lieu, avec une acoustique qui va t’aider. Ta musique dépend de cette acoustique. Un endroit aussi avec son architecture, son histoire, et puis il y a cette histoire de rapport scène/salle. Il y a des lieux où le rapport scène/salle est magique, d’autres où il n’y en a pas du tout, on dirait qu’il y a comme une barrière. Le lieu joue mais aussi le public. Il influe sur la façon dont tu vas te sentir et la façon dont tu vas partager avec les gens. En Allemagne, c’est extraordinaire, tu as un rapport avec le public qui t’aide à faire la meilleure musique possible. Là-bas, ils écoutent la musique comme un langage. Tu as ça aussi bien sûr en Afrique.
DMDM: Un souvenir?
LS: Je me souviens de notre voyage en Afrique, avec Aldo Romano et Henri Texier. Là-bas on a tout de suite senti qu’il ne fallait pas deconner avec la musique. Il fallait être extrêmement sincère, ne pas tricher, et être là à 100%; parce que là-bas plus qu’ailleurs, la musique est une prise de parole. Il ne fallait pas mentir.
DMDM: Tu sais mentir en musique?
LS: Il ne s’agit pas de mentir, mais tu peux être plus ou moins là. S’il y a une attention quand tu es en train de jouer, tu peux voir par moment que tu fais de l’esbroufe. Tu sais quand tu improvises, tout n’est pas au même niveau, tu es plus ou moins dans quelque chose que tu as prémédité. Tu déroules. Mais tu n’es pas encore dans la bascule, ce moment où tout à coup la musique se fait toute seule. En ça cela ressemble beaucoup à la méditation, cette question de bascule. L’improvisation c’est exactement le même exercice que la méditation. Il y a un moment de bascule que tu peux provoquer, où tout à coup le public sent ça aussi. Et là, paf, la musique est là, elle se fait toute seule, tu n’es plus qu’un intermédiaire entre la musique et le public. Et ça c’est quelque chose qu’il faut chercher, provoquer, et bien sûr tu n’y arrives pas tous les jours. Mais c’est le but de la quête de tout improvisateur.
DMDM: Prochaines dates?
LS: Le Triton à Paris le 8 décembre.
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