A l’occasion de la sortie de son huitième album, le génial guitariste espagnol nous a accordé une interview pour nous parler de ses « Memorias de los Sentidos », que l’on pourrait traduire par « Mémoires des sens ». Celui qui a vendu plus de 700 000 albums dans le monde en adoucissant son propos musical, revient avec une sérénité solaire aux racines les plus brûlantes de cet art.
Vicente Amigo… guitariste espagnol trop doué, trop beau, trop intelligent s’était-t-il égaré dans la facilité à laquelle semblait le condamner son excès de talent? Musique rentable, agréable à l’oseille, lyrique en excés, disait-on parfois dans les cénacles autorisés. Aprés les chefs d’oeuvres de la jeunesse, comme « De mi corzon al aire », ou encore « Ciudad de la Ideas », certains avaient presque fini par le croire perdu pour l’art flamenco, mais ils avaient tout faux. Vicente Amigo remet les pendules à l’heure avec un disque magistral et exigeant qui rappelle avec force à tous ceux qui avaient pu en douter qu’il est bien un immense artiste, tant par le courage que par l’intelligence de sa créativité et la sensibilité de son jeu. Son disque est un voyage au travers des différents styles propres au flamenco, la festive « buleria », la tragique « siguiriya », la joueuse « alegria ». Pour ce voyage il se fait accompagner par six chanteurs, la crème de la crème, et un danseur. Même les plus exigeants des « musicologues » et autres « flamencologues » ne peuvent que rendre les armes devant l’incroyable puissance de création du guitariste cordouan. Il nous a accordé vendredi 17 mars 2017 un entretien où il parle de sa joie créatrice, mais aussi de la peine qui va avec, le tout sans oublier bien sûr de rendre hommage à son maître et ami, Paco de Lucia.
Michel Mompontet: J’ai eu la sensation en écoutant votre dernier disque que vous vouliez en quelque sorte revenir à la maison, dans votre territoire musical d’origine, le flamenco? Vicente Amigo: Moi je pense que je ne suis jamais vraiment parti du territoire flamenco. Mais cette fois-ci, j’avais comme le besoin de faire un disque plus primitif, comme le faisaient les premiers guitaristes, et je crois maintenant que ça valait le coup de me jeter dans cette nouvelle aventure, non? Q – Comment dès l’origine du processus créatif avez-vous élaboré votre disque? Avec juste une guitare et quelque palmas? R – Je commence toujours par construire ma musique avec le moins d’éléments possibles. Je me concentre sur l’argumentaire de la guitare. Ensuite, plus les choses avancent, plus les idées surgissent, plus j’en arrive parfois à laisser de côté mon instrument, c’est-à-dire que je pense que ce que je fais peut aller vers un autre instrument, une mélodie, mais pour ce disque, comme je vous l’ai dit, tout a été beaucoup plus primitif, plus dans l’idée de faire une enregistrement sur les différents styles du flamenco. Tenez, il y a certains styles que je n’avais jamais enregistrés, comme les tientos, ou la siguiriya, mais il y a aussi des alegria ou buleria que j’ai certes déjà enregistrées auparavant, mais cette fois-ci, je l’ai fait en cherchant de nouveaux arguments, de nouvelles choses à dire et en essayant de tirer de ce miroir dans lequel nous regardons tous les jours, ce que pourrait être une réponse du public. C’est étrange comme attente, mais heureusement le public me traite si bien et répond à cette angoisse avec générosité. Quelque chose de neuf, c’est toujours très compliqué. L’histoire d’un disque a toujours été l’histoire d’une recherche de quelque chose qui a été perdu et retrouvé, c’est ça qui compte pour moi. C’est de tout cela qu’un disque parle aussi.
LE FLAMENCO ET LE DESTIN TRAGIQUE…
Q – Dans une interview que j’avais réalisée de Paco de Lucia, ce maître avait parlé de l’angoisse de la création, cette peur qui ronge en permanence, cette terreur de ne plus avoir rien de neuf à dire. Vous partagez cette angoisse avec lui? R – Bien sûr, absolument. Un artiste c’est aussi quelqu’un qui espère ne pas s’ennuyer, quelqu’un qui espère trouver de nouvelles inventions, et c’est parfois juste un détail, une petite mélodie, un nouveau chemin, mais oui c’est vrai, avec une trajectoire aussi établie et aussi longue que la mienne, c’est encore comme si j’attendais sans cesse l’approbation, ou plutôt une réponse venant de je-ne-sais-qui… Q – Le grand chanteur Camaron de la Isla, m’avait confié dans un entretien sa définition personnelle du flamenco: le ressenti et l’expression d’une peine et d’une joie dans le même temps. Etes-vous d’accord avec cette définition ? R – Je suis surtout d’accord avec cette idée de la peine. Le flamenco sans douleur ni peine n’est pas du flamenco. S’il ne transmet pas cette douleur, cette peur de la mort, cette conscience de notre destin tragique! Le flamenco est cette forme très particulière de transmission, la grâce dans la musique. Je crois même que jouer un morceau festif est imprégné par la douleur, alors qu’il se doit d’être joyeux, sinon il ne se passe rien.
Vicente Amigo portant le cercueil de son ami et maître, Paco de Lucia
Q – La dernière pièce de votre album est une œuvre boulversante, et impressionnante. Elle démarre par le son de cloches, graves, douloureuses, avec un parfum immédiat de deuil. Vous avez choisi d’appeler ce morceau « Requiem ». Qu’avez-vous voulu transmettre et dire dans cette composition dans laquelle pas moins de six chanteurs vous accompagnent et se relaient?
UN HOMMAGE AU MAÎTRE PACO DE LUCIA…
R – J’ai voulu rendre un hommage au maestro, à l’ami Paco de Lucia, au complice, au génie qu’il a été. Il signifie tant de choses pour moi, j’ai avec lui tant de souvenirs, une grande amitié nous a unis. C’est le parrain de mon fils et je suis celui de sa fille. Que dire de plus? Sa mort fut pour moi une perte immense, tout comme elle le fut pour tous les amoureux de la guitare. J’ai voulu faire cette composition comme on fait un cadeau, et je l’ai lancée aux quatre vents, pour me rappeler encore et encore de lui. Et maintenant que je réécoute cette pièce, je trouve qu’elle sonne comme un espèce d’hymne à sa gloire.
Concert de Vicente Amigo au Japon
Q – Vous avez joué dans le monde entier, comme le montre cette affiche japonaise, vous disques ont été vendus à plus de 700 000 exemplaires, vous comptez des fans au Japon aux Etats-Unis ou en Allemagne, comment expliquez-vous ce succès international du flamenco, bien au-delà des simples frontières de l’Andalousie? R – Je crois que la musique est universelle et le flamenco, est une manière d’exprimer la musique qui est peut-être est bien plus puissante et évidente que ce que nous imaginons nous, les andalous. Cette manière de transmettre les émotions, est plus puissante que tout ce que nous avions imaginé.
JOUER PAR CHEZ VOUS…
Q – Dans « Memorias de los sentitos », vous convoquez même un danseur, pour que ses pieds résonnent rythmiquement avec votre guitare? R – C’est un thème où je voulais un danseur, et j’ai eu la joie et le plaisir de pouvoir compter avec Farruquito, qui est l’un des plus grands danseurs de l’histoire du flamenco. Le thème s’appelle « Puente de los orfebres » (le pont du Quai des orfèvres). C’est un pont à Paris que je trouve très beau. C’est un thème dans le style de la buleria mais on pourrait l’entendre aussi comme un thème classique. Et dans cet espace classique, Farruquito fait résonner un charge culturelle et une puissance émotive très flamenca! Q – Avant de vous laisser, une date en France pour vous entendre? R – J’aurai la joie de retrouver le public français le 11 décembre prochain à la Cigale. Il va falloir être un peu patient, mais il me tarde de revenir jouer vers chez vous.