Épisode #4. Profession: chien de troupeau
Le chien est-il vraiment le meilleur ami de l’homme? Il est censé être celui du berger. Mais c’est une amitié diablement laborieuse à construire. Démo de Minuit!
Le chien de berger est incontournable quand on travaille en écopaturage sur des espaces naturels: un humain seul ne peut déplacer un groupe de ruminants habitué à vivre libre dans ces immenses herbages. Agiter un seau de grain pour les appâter ne sert à rien, puisque ce genre d’animaux n’a pas l’habitude d’avoir de la nourriture artificielle. Le chien devient alors l’extension du bras de l’éleveur pour rassembler et diriger le troupeau.
J’ai vite admis qu’il faudrait vivre avec un chien, mais pas un qui ronfle sur le canapé ou jappe bêtement contre le facteur, un qui exerce un métier. Comme les chiens de chasse, de garde, de douane, de cirque. Un qui gagne ses croquettes et que je peux considérer comme mon collaborateur.
J’ai adopté Fidji, puis Gala dans des fermes… et vite constaté que je ne possédais pas ce « truc » relationnel avec les canidés. Et encore moins avec cette race intelligente qu’est le Border Collie dont la dévotion, l’enthousiasme, la vivacité, le sens du territoire et de la prédation m’apparaît totalement inexplicable.
(Une comparaison pour illustrer mon effarement: apprendre à conduire est plus rassurant sur une bonne vieille 4L pantouflarde que sur une Ferrari surpuissante).
Je viens d’adopter un nouveau jeune chien, nommé Minuit, qui prendra progressivement la relève de Gala. Ce dernier n’a que 5 ans mais l’énergie que dépensent ces chiens au travail les épuise prématurément, et il faut 2 ans avant qu’ils soient totalement opérationnels. Une nouvelle recrue doit donc s’éduquer plusieurs années à l’avance.
La perspective du dressage de Minuit m’inquiète un peu, car je suis difficilement parvenue à créer la hiérarchie adéquate, c’est-à-dire cette relation à trois particulière entre le chien, l’éleveur et le troupeau. Travailler avec Gala me demande une énergie énorme S’il obéit à mes ordres – gauche! droite! couché! va chercher! – je ne parviens pas à lui faire respecter les bonnes distances et il colle les brebis avec une tête de loup affamé, ce qui leur provoque beaucoup de stress. Et puis dans l’excitation, il se met à travailler pour lui, il m’oublie, il s’approprie le troupeau au détriment de mes consignes. Il a d’autres qualités heureusement: il aime aller travailler, il m’aime moi, il est persévérant, puissant physiquement, et doux comme un agneau quand il n’y en a pas dans son champ de vision. Il a juste un problème d’excitation quand il voit un mouton! Nous avons combiné une sorte d’équilibre relatif qui permet de travailler efficacement, mais dans une relation basée sur le rapport de force et le manque de confiance. Ce qui est épuisant et culpabilisant.
L’échec de ce dressage me taraude car je voudrais construire avec Minuit une complicité plus saine.
Minuit et moi avons assisté à notre première séance à « l’école des chiens« , chez un dresseur qui a une incroyable connexion innée avec eux. Nous étions huit agriculteurs, accompagnés de nos futurs meilleurs amis: huit jeunes chiens motivés mais pas encore parés de self-control!
Les chiens doivent être âgés d’au moins 6 mois, et de race ayant des aptitudes de berger, sinon c’est perdu d’avance. Les cours n’ont pas vocation à leur donner de l’instinct, mais à apprendre au maître à utiliser cet instinct pour « rassembler » les animaux, relent ancestral de l’époque où ils étaient sauvages et chassaient en meute. La race la plus plébiscitée est désormais le Border Collie, originaire d’Ecosse, qui a supplanté le Berger de Pyrénées grâce à son caractère plus souple.
La journée de dressage commence par un bilan: chaque éleveur décrit sa relation avec son chien, sa mission à la ferme, les progrès accomplis, et souvent ses problèmes de communication. Au-delà de cette description factuelle, l’éleveur dévoile indirectement sa relation avec son troupeau de vaches ou de moutons, son organisation au travail et même l’incidence familiale sur son travail.
Fin psychologue, notre dresseur nous aide à analyser et nous réoriente. C’est une véritable thérapie de groupe, où l’on se rassure mutuellement des échecs qu’on pensait être la seule à vivre. Il m’est arrivé de pleurer de désarroi tant la logique canine m’échappe. On boit aussi un coup à midi, ce qui contribue à nous redonner du courage. On ne va pas se laisser mater par des chiots à l’ego hypertrophié qui veulent être chef de meute du troupeau d’humains. Et ce n’est pas un Mowgli, Masaï, Maori ou Minuit qui va faire la loi à la ferme, non mais!
N’empêche, certains dérapages nous ont tellement épouvantés qu’on en a honte: « Mon chien a mordu le jarret d’un mouton, le goût du sang réveille-t-il son instinct de chasseur? »; « Je ramène mon chien dormir à la maison et les enfants lui font un câlin, ai-je brisé son professionnalisme? »; « Il a poussé les génisses dans la mare puis s’est caché, il sait donc qu’il a désobéi? », ou encore « Il dort près des vaches mais ne les quitte pas du regard et se rend fou tout seul ». Quand on finit par avouer nos gaffes (grâce au coup qu’on a bu à midi), le dresseur nous rassure sur le fait que tout est rattrapable avec du travail. Nos chiens sont jeunes et les défauts pas encore indélébiles, mais ils testent en permanence l’étendue de leur pouvoir.
Concrètement, les exercices du début consistent à tester le vocabulaire appris par le chien et la complicité avec son maître par des petits exercices rigolos, notamment celui d’échanger nos chiens, ce qui réveille en eux la peur de nous perdre et renforce leur attachement. Et on se fait tous corriger par le dresseur alors qu’on se trouvait pas si mal. Grande séance d’humilité.
J’ai mesuré l’étendue de mon retard quand notre tour est arrivé. Minuit avait encore le comportement d’un chiot (se rouler par terre en faisant pipi de joie) tandis que d’autres du même âge s’épanouissaient dans les exercices avec des moutons. Retard que j’ai imputé à ma gestion de la cohabitation entre Minuit et Gala, qui m’a semblé tellement pleine d’enjeux que j’ai consacré mon temps à réfléchir à la place respective de leurs niches et l’ordre du repas, à ne pas rendre jaloux le vieux, ni qu’il prenne la dominance sur le jeune, à qui je dois néanmoins laisser de la place pour s’épanouir, etc. J’en ai négligé les exercices d’apprentissage de base.
Y’a plus qu’à assumer d’être la dernière de classe pour cette séance.
Avec le challenge de mettre les bouchées doubles pour la prochaine.
Et de faire fi de ma psychologie canine infructueuse, en me contentant d’appliquer les recommandations de celui qui murmure à l’oreille des chiens de troupeau.
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