Parce que vivre en zone rurale est très différent d’y passer un week-end dans un gîte, équipé d’un budget pour acheter des bons produits fermiers et d’une voiture capitonnée qu’on lavera en rentrant…
Si j’avais idéalisé la vie rurale, la confrontation avec la réalité aurait été tellement violente que je serais retournée à Paris! Donc heureusement, je n’ai pas exalté cette reconversion comme un eldorado d’art de vivre ou d’osmose avec la nature. Quand j’ai élaboré le projet de reprendre une ferme, je l’ai étudié de manière concrète avec un plan de développement économique, un certain revenu (bas) pour un certain temps de travail (long), un mode de vie modeste, éloigné de la culture urbaine, basé sur les saisons et le cycle des animaux. C’était très rationnel. Visant à m’adapter à un nouveau métier, mais pas à prouver qu’un modèle alternatif existe ni révolutionner un quelconque système.
Cela permet par exemple de s’affranchir de la société de consommation -facile puisqu’il n’y a pas de tentation! Se libérer de l’affichage publicitaire et des injonctions à acheter est l’un des plus grands bienfaits que j’ai expérimentés. Quant à la vie culturelle, elle est bien présente mais plus sincère, délestée de l’effervescence parisienne qui nécessitait d’avoir tout vu et de formuler un jugement original et spirituel sur chaque film ou vernissage. Ici aussi il y a des expos éphémères, mais accessibles aux vrais gens qui ne travaillent pas dans la communication ou dans la culture. Et on va voir un film juste pour le plaisir. Un film duquel on a le droit de ne rien penser, ou de ne même pas le formuler avec du vocabulaire chic! Encore une sacrée libération de cette obligation à « ressentir intelligemment » l’art. D’ailleurs, le fait que l’on sorte en famille simplifie les relations sociales. Ici, personne ne finance de baby-sitter car les grandes dimensions des espaces et des voitures permettent d’emmener les enfants partout. Donc la vie sociale intègre notre marmaille, ce qui la simplifie très positivement.
Outre la prise de conscience que Paris n’a pas l’exclusivité de la création artistique, j’ai cependant été confrontée à un constat bêtement matérialiste: être pauvre à la campagne, quelle galère (surtout dans la moitié nord du pays!) On a froid d’octobre à mai, les tempêtes d’équinoxe arrachent les tuiles et les arbres, les voitures s’abîment à cause du sel et des chemins creux, les souris ont cassé la VMC (ventilation mécanique contrôlée), la cheminée n’est pas tubée, les canalisations gèlent, les robinets fuient, les rivières débordent, la boîte aux lettres est remplie d’eau, la fosse septique n’est pas aux normes, les renards éventrent les poubelles, il faut couper du bois des années à l’avance pour se chauffer, sans compter l’entretien incontournable: un muret en pierres qui s’écroule, le jardin à débroussailler, un nid de frelons dans la cheminée, et enfin des batteries, cardans, courroies, galets, filtres et joints qui sont à changer en permanence… Il y a toujours un disfonctionnement logistique pour nous pourrir le quotidien -et engendrer des dépenses. Ce qui nécessite un pouvoir d’achat qu’on ne trouve que chez les citadins possédant une résidence secondaire, pas chez les locaux dont le salaire est plus proche du smic que des CSP+. Mais ils compensent en étant débrouillards et bricolos. En vivant seule ici, j’ai donc acheté une tronçonneuse pour tailler mes haies, appris à changer un pneu de voiture ou un flexible de tracteur, et je suis souvent rentrée à pied quand ma voiture était en panne sur le bord de route.
Jusqu’à ce que je découvre l’échange de services. Je me suis alors fait livrer une remorque de bois de chauffage en échange du graphisme d’un flyer, et tondre mon jardin contre un logo pour le club de foot du village. Et puis l’entraide et le troc ont suivi: agneau contre cidre, merguez contre légumes, coup de main contre fruits de mer.
Le jour où un chasseur m’a balancé sur le siège de la camionnette un faisan tout raide en disant…
Pour le préparer, elle a qu’à l’éplucher comme une banane!
… j’ai eu l’impression d’être enfin accueillie à bras ouverts! Les agriculteurs voisins m’ont avoué qu’après avoir observé pendant trois ans si je tenais bon, ils reconnaissaient que je faisais désormais partie du territoire, à perpétuer un métier que leurs enfants avaient déserté. Et ils m’ont invité à boire des Ricard. Et puis j’ai épluché mon faisan comme une banane.
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