« Les innocents, moi et l’inconnue au bord de la route départementale », Alain Françon en chemin aux côtés de Peter Handke. ANNULÉ
Remarquablement interprétée et mise en scène cette nouvelle pièce du récent prix Nobel de littérature tient à la fois de la méditation poétique et du voyage immobile. En plein air, au milieu de nulle part, un personnage isolé, désigné comme l’auteur, se confronte à d’autres présences qui lui renvoient de lui-même une image paradoxale.
Il y a d’abord une route. Ou plutôt un segment de route débordant légèrement de la scène pour mordre d’un côté sur la salle et, de l’autre, former un virage qui s’incline en pente douce avant de disparaître au-delà du décor. La première impression en découvrant ce fragment d’asphalte abîmé par les intempéries, c’est son aspect statique.
Le fait qu’une route serve à rouler dessus en voiture ou à marcher mais qu’elle-même n’avance pas n’est certes pas une découverte fondamentale. Mais à une époque où la domination de la vitesse prend des formes multiples – de l’avion au TGV en passant par les smartphones – ce paysage immobile prend un sens métaphorique d’autant plus frappant. Rien d’étonnant si un personnage remarque sans en être excessivement affolé: « En plus pas de réseau ici« . Autrement dit, pas d’échappatoire, du moins en dehors du rêve ou de l’imagination.
En plaçant les héros de sa nouvelle pièce, Les innocents, moi et l’inconnue au bord de la route départementale, comme en suspens à la lisière de l’agitation du monde moderne, Peter Handke crée les conditions propices à une rêverie méditative. De fait le premier mérite de cette pièce, dont Alain Françon présente une mise en scène d’une précision et d’une sensibilité tout à fait remarquables, est d’inviter le public à effectuer un pas de côté en le transportant ailleurs dans un univers suffisamment proche du nôtre pour que nous ne soyons pas égarés et en même temps affranchi des contraintes de la vie ordinaire.
Innocents visiteurs
Mais où sommes-nous exactement? Au bord d’une départementale certes, mais surtout au milieu d’un espace que l’on peut légitimement considérer comme une projection mentale de l’auteur – ou d’une de ses versions. Car Peter Handke s’amuse à démultiplier son moi fictif en différents avatars. Il y a Moi l’épique ou Moi le narrateur, lesquels peuvent être parfois les deux en même temps, sans oublier une autre version désignée comme mon Double ou encore celui que l’on appelle «l’idiot de la route« .
Ces subtiles nuances de Moi, comme une sorte de jeu dans le jeu, le comédien Gilles Privat les restitue d’autant mieux que son personnage marie une faconde bonhomme avec un étonnement forcément ironique face à tout ce qui lui arrive. Car, enfin, n’est-il pas lui-même à l’origine des événements qui se passent sur le plateau? N’est-il pas l’inventeur de ces Innocents qui s’invitent régulièrement sur sa route à la façon de visiteurs venus là plus ou moins par hasard? N’a-t-il pas conçu cette Inconnue, qui l’intrigue tant?
Il y a du Prospero dans son personnage. Mais un Prospero qui, contrairement au héros de la Tempête de Shakespeare, ne domine pas la situation. Un Prospero paradoxal qui assiste à soi-même, légèrement désabusé – et qui, par conséquent, ne tire pas toutes les ficelles. Un Prospero relativement impuissant en somme. Qui de surcroît serait son propre sujet d’étonnement. Où l’on se dit qu’au fond, ce par quoi tout commence peut-être, c’est la solitude.
En quoi ce spectacle rappelle fortement une autre pièce de Peter Handke, Souterrain Blues, où dans une rame de métro un homme quelque peu énervé parle tout seul quand il n’invective pas les passagers autour de lui. À sa façon, Les innocents, moi et l’inconnue au bord de la route départementale peut être vue comme une autre version de cette pièce. Sauf que cette fois le personnage central n’est pas en guerre ouverte avec ses semblables. Au contraire, il les perçoit avec une immense bienveillance. D’où le fait qu’il les désigne comme les Innocents.
Et ce n’est pas la moindre étrangeté de cette pièce hors du commun qu’on n’y décèle quasiment aucune trace de conflit sinon par allusions inévitables à la marche du monde. Sa tonalité générale relèverait plutôt de la mélancolie ou de la nostalgie. En ce sens c’est une pièce de paix, avec tout ce qu’une telle expression a de paradoxal. On peut y voir aussi dans une certaine mesure une pièce testamentaire, ce qui la rapproche une fois encore de la Tempête de Shakespeare, mais aussi des Géants de la montagne de Pirandello.
Au lieu de parler tout seul, Moi se suscite à sa manière des interlocuteurs. Des étrangers ou au contraire des personnes qu’il aurait connues dans une vie antérieure. Au début, ceux-ci ne le voient pas. Il passe au milieu d’eux comme un fantôme. Il y en a un qui rote, crache, fait une énorme bulle de chewing-gum. Ils lui foncent dedans; pour eux il n’existe pas. Lui-même fait des gestes bizarres. Il se tire par les cheveux comme pour se soulever lui-même.
Mais le temps passe au bord de la route, cette route que l’auteur habite en poète ainsi qu’il le suggère évoquant au passage la figure d’Hölderlin. « Voilà le poète« , dit d’ailleurs le Chef des Innocents en l’apercevant. Le temps s’écoule avec les changements de saison comme autant de climats mentaux.
Poète, narrateur, dramatis personae, Moi, celui qui est tout cela à la fois s’adonne à sa rêverie, mène son monologue de la façon la plus déliée au point d’affirmer: « ces mots je les prononce d’ailleurs moins pour leur sens et leur contenu que pour leur sonorité: « Cette route est mon droit ». Vérité de la sonorité ». Avec tout de même la possibilité pour les autres de lui renvoyer une image.
Poème dense
Possibilité précieuse, pour ne pas dire essentielle, car c’est peut-être cela qui justifie les Innocents, leur capacité à répondre à son regard, à le voir différent d’eux et donc à se présenter à lui comme ce qu’ils sont, les autres. Ainsi leur chef se permet de le titiller: « Quel saboteur de dialogue, toi. Tu désavoues le dialogue, tu fais le démontage tragique du dialogue, toi! Monologue né! Si au moins tu t’adressais à quelqu’un d’autre. Non: tu monologues exclusivement pour toi-même. Et si au moins en t’écoutant nous autres pouvions accueillir une opinion claire! Non tu parles du vent dans le vent pour le vent. »
Alors c’est dans ce double mouvement d’autodérision et d’affirmation de soi, de projection en arrière et en avant – allers et retours du passé vers un futur utopique auquel il ne croît vraisemblablement pas – qu’il marche, « illusionniste illuminé de la route« , en faisant du sur-place. Comme s’il cherchait à rassembler toutes les impressions, toutes les possessions que la vie lui a octroyées pour s’en délester comme d’un poids encombrant.
Mais faut-il le croire quand il dit: « Ce que je cherche ici: me libérer des signes, le non-sens ultime« ? À moins de se demander à qui il s’identifie en affirmant cela ? Question sans réponse évidemment car ce qu’il revendique, au fond, c’est le droit d’énoncer ce que l’humeur du moment lui suggère. Même si dans son panthéon personnel il a forcément ses préférences. Ainsi de toutes les figures auxquelles il se réfère de façon plus ou moins passagère, celle de Perceval semble particulièrement lui tenir à cœur. Pas tant le chevalier en route vers la bataille ou en quête du Saint Graal que celui qui « marche simplement (…), et il marche suivi de sa sœur (…) l’inconnue de l’épopée habillée en voleuse de fruits… ».
Où l’on comprend que dans ce miroitement infini passent en réalité de nombreux visages, vrais ou fictifs, chers à l’auteur. Ils flottent un instant à l’horizon de son esprit. Lui, qui se veut homme de partout et de nulle part, à la fois Prospero et Caliban, héritier de Walt Whitman mais aussi de Novalis quand « dans les champs disparus, il cherche la dernière fleur bleue« .
Réussir à faire entendre dans l’espace du théâtre un poème aussi dense et touffu où se conjuguent en un tout indissociable la rumeur du monde contemporain et la voix démultipliée d’un barde à la fois conscient de lui-même et quelque peu désemparé est un pari difficile qu’Alain Françon et ses comédiens remportent haut la main avec ce très beau spectacle aussi bien tenu que remarquablement interprété.
Les innocents, moi et l’inconnue au bord de la route départementale, de Peter Handke mise en scène Alain Françon
avec Pierre-François Garel, Gilles Privat, Sophie Semin, Dominique Valadié, Laurence Côte, Daniel Dupont, Yannick Gonzalez, Sophie Lacombe, Guillaume Lévêque, Hélène N’Suka, Joseph Rolandez, Sylvianne Simmonet
- jusqu’au 29 mars au théâtre de la Colline – Paris
- du 2 au 4 avril à la MC2, Grenoble
- du 5 au 16 octobre au Théâtre National de Strasbourg
Les représentations sont annulées: lire le message de Wajdi Mouawad
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