« L’Île des Esclaves » 🎭, Jacques Vincey dans le laboratoire social de Marivaux
Sous l’œil curieux d’un juge philosophe, l’auteur imagine une expérimentation morale où maîtres et esclaves échangent leurs rôles au grand dam des premiers. De cet argument explosif, le metteur en scène fait son miel avec beaucoup d’esprit et une troupe d’acteurs qui sert au mieux ce théâtre plus subversif qu’il n’y paraît au premier abord.
En sous-vêtements, la mine déconfite, ils n’ont pas l’air contents de leur sort. Lui s’appelle Iphicrate et elle Euphrosine. À leurs côtés se pavane un couple euphorique en habit et perruque, signes de leur appartenance à l’aristocratie. Le contraste est évidemment comique entre la mélancolie des uns et la jubilation des autres. Surtout quand on remarque que les deux aristocrates ont tout de même dans leur allure quelque chose d’attifé. Comme s’ils n’avaient pas l’habitude de porter ce genre de vêtements.
La perruque de la dame est légèrement de travers. Et l’homme ne semble pas tout à fait à l’aise dans son costume. Rien d’étonnant à cela puisqu’il s’agit en fait de Cléanthis et d’Arlequin dont la condition il y a encore peu n’était pas si glorieuse puisqu’ils étaient les esclaves de leurs maîtres respectifs, Euphrosine et Iphicrate.
Finement mise en scène par Jacques Vincey, L’Île des Esclaves est une des pièces les plus intrigante de Marivaux. Son argument relève à la fois du conte moral et du laboratoire théâtral dans la mesure où l’auteur s’y livre à une forme d’expérimentation qui consiste à dépouiller les maîtres, des aristocrates athéniens, de leurs attributs pour en doter leurs esclaves. Il s’agit ensuite de voir quels sont les effets de cette inversion des rôles sociaux.
Inversion des rôles
Tout a commencé dans un bouillonnement d’écume blanche tombée des cintres. Au milieu de ce maelström surnagent nos quatre personnages passablement secoués. Rescapés d’un naufrage, ils ont échoué sur l’île des esclaves qui donne son titre à la pièce. Là règne un magistrat quelque peu philosophe répondant au nom de Trivelin.
Jouée pour la première fois en 1725, la pièce surprend par ce qui semble aujourd’hui une singulière audace pour un spectacle créé sous l’ancien régime. Sainte-Beuve écrira d’ailleurs à propos de cette comédie en un acte que c’est « presque à l’avance une bergerie révolutionnaire de 1792« . Jacques Vincey lui-même exprime en voix-off dans un prologue en ouverture du spectacle sa perplexité vis-à-vis de ce texte rarement monté mais régulièrement étudié dans les écoles d’art dramatiques.
La question posée par Marivaux, c’est: comment vont se comporter les nouveaux maîtres face à leurs esclave? Vont-ils se venger des offenses que ceux-ci leur ont fait subir? Une chose est sûre, c’est que le premier effet de cette inversion des rôles est de créer chez Cléanthis comme chez Arlequin une forme d’ivresse. Jacques Vincey restitue parfaitement cette atmosphère doucement chavirée en appuyant sur la dimension irréelle des événements.
Tout se passe comme dans un rêve ou dans un conte. Ce que traduit déjà l’omniprésence de la couleur blanche – qu’il s’agisse des costumes ou du décor. Objets d’une expérience, les personnages sont observés comme s’ils étaient des ingrédients chimiques dans une éprouvette. S’instaure assez vite un curieux jeu de miroirs déformants où les nouveaux maîtres parodient les manières de leurs patrons respectifs. Mais ce n’est qu’une étape, dans la mesure où ce que cherche l’auteur à travers cette inversion des rôles, c’est à obliger le maître, ou la maîtresse, à reconnaître celui, ou celle, en qui il ou elle ne voyait jusque-là qu’un ou une esclave. Or comme souvent, et c’est ce qui fait la valeur incomparable du théâtre de Marivaux, ce désir de reconnaissance passe par l’éros.
Un curieux mélange
Car le moment décisif de la pièce, celui où tout bascule c’est quand Cléanthis et Arlequin décident de séduire chacun l’esclave de l’autre. Et même si ni Euphrosine ni Iphicrate ne se laissent faire, le dénouement est proche. Dénouement évidemment utopique puisque Iphicrate et Arlequin scellent leur amitié et qu’ils enjoignent Euphrosine et Cléanthis à suivre leur exemple. Reconnus comme des êtres humains à part entière, les esclaves sont libérés. Tout le monde se pardonne et tout le monde s’embrasse au nom de l’amitié.
Une telle fin a de quoi déconcerter le spectateur contemporain après deux siècles de luttes pour l’égalité des droits et une plus juste redistribution des richesses. Aussi,même si avec un léger effort d’imagination, on comprend la vision de l’égalité défendue par Marivaux, cette pièce pose une foule de questions. C’est dans cet esprit que Jacques Vincey lui a donné un prolongement dans lequel il laisse la parole aux comédiens du spectacle.
Avec une touche d’humour et de façon très personnelle, chacun donne à entendre son expérience de ce texte déconcertant, un peu comme s’il tombait le masque. Il en résulte un curieux mélange d’exultation et de défoulement rageur rythmé par un fougueux solo de batterie de la part de Thomas Christin et Diane Pasquet qui jouent Arlequin et Cléanthis. Avec un moment d’apaisement quand Blanche Adilon, qui interprète Euphrosine, s’exprime sans ouvrir la bouche en exhibant des cartons où elle évoque entre autres le fait que son personnage a très peu de texte dans la pièce. Ou quand Mikaël Grédé lit des extraits du journal tenu pendant les répétitions. Le plus étonnant de cette deuxième partie étant, peut-être, la présente discrète de Charlotte Ngandeu qui joue Trivelin – en qui l’on peut légitimement voir un double de l’auteur. Sans un mot, elle enlève son costume et les accessoires qui vont avec pour peu à peu redevenir tout simplement elle-même. Beau travail.
L’Île des Esclaves, d’après Marivaux, mise en scène Jacques Vincey, avec Blanche Adilon, Thomas Christin, Mikaël Grédé, Charlotte Ngandeu, Diane Pasquet.
le 19 novembre à Montbéliard
le 22 novembre à L’Entracte, Scène conventionnée de Sablé
le 26 novembre au Théâtre de Chartres
le 29 novembre à L’Echalier, Sant-Agil
du 3 au 5 décembre au Théâtre de Thouars
du 17 au 20 décembre au Théâtre de Sénart, Scène nationale
du 23 au 31 janvier 2020 au Théâtre Olympia, Centre dramatique national de Tours
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