À ceux qui sont bien ancrés dans leur terroir, le nomadisme peut paraître un exil – « le pays ne te manque pas? » demandent-ils. Comme d’autres émigrés, Marco voit les choses d’un autre œil: c’est le réfugié qui est le vrai exilé.
Edward Saïd, mort en 2003, était un brillant intellectuel palestinien exilé, professeur de littérature à l’université de Columbia à New York. Si sa réflexion sur l’exil était imprégnée par la littérature (Conrad, Nabokov ou Joyce), sa réflexion se tournait d’abord vers « les masses innombrables pour lesquelles les agences des Nations-Unies ont été créées. Vous devez penser », écrivait cet exilé depuis le confort relatif de son appartement dans le cosmopolite New York, « à ces paysans-réfugiés qui n’ont aucune perspective de retour, qui ne sont armés que d’une carte de rationnement et d’un numéro d’immatriculation avec une de ces agences ».
Ayant étudié la littérature écrite par ceux qui vivaient “ailleurs“, Saïd esquisse une distinction entre l’exilé et le réfugié. Certes tous deux souffrent de la même aliénation – le bannissement, l’impossibilité du retour, le déchirement d’avec ses racines – mais, note-t-il, « le mot “réfugié“ est devenu un terme politique, suggérant de larges cohortes d’innocents désemparés nécessitant une aide internationale d’urgence, tandis qu’“exilé“ évoque (…) une touche de solitude et de spiritualité ». Pour durcir le trait, l’exilé est une figure existentielle, le réfugié une statistique.
Ces deux ombres – la figure existentielle et la statistique – se rejoignent dans l’enquête Les morsures de l’exil, qui se penche sur ces « blessures invisibles provoquées par les violences qui ont poussé à fuir ». Dans ce travail, François-Damien Bourgery fait le portrait de la souffrance qu’ont connue, et très souvent connaissent toujours, ceux que les guerres, les régimes dictatoriaux, ou la misère ont jeté sur les routes migratoires, et qui s’essayent à revivre parmi nous**.
La mémoire est une des souffrances qu’endurent les réfugiés; ce n’est bien sûr pas la mémoire faite de nostalgies visitée par l’exilé, qui peut être une douce souffrance pour certains, c’est « la madeleine empoisonnée », comme le note Bourgery, le souvenir d’un « événement en tout cas si violent qu’il devient impossible à expliquer et à temporaliser. L’espace-temps est explosé. L’événement revient sans cesse, disloque le quotidien, prend le pas sur tout le reste et martyrise les sens ». Qu’importe la distance et ce monde nouveau, le passé traque et hante le réfugié.
Pour paraphraser Saïd, je dis paraphraser car il utilise dans sa phrase le mot exilé au lieu de réfugié, « la cruelle situation du réfugié est, en cette époque moderne, ce qui nous rapproche le plus de la tragédie ».
Le monde, merci oh dieux! n’est pas que tragédies, et il est des exils qui ne déchirent pas mais plutôt enrichissent. Il est possible de partir, particulièrement en ces temps modernes, sans souffrir de l’arrachement, sans être voué à jamais à une nostalgie inextinguible pour un monde laissé derrière soi, sans être condamné à être un étranger toujours. Saïd remarque que, parfois, « les exilés franchissent les limites, cassent les barrières de la pensée et de l’expérience ». Il cite Hugo de St Victor, moine du 12ème siècle dans l’État libre de Saxe, qui, à mon sens, mérite d’être le saint patron des exilés volontaires :
« L’homme qui trouve douce sa terre natale est encore un tendre novice ; celui qui considère tout terroir comme semblable à celui de sa naissance est déjà fort ; mais celui à qui le monde entier paraît être une terre étrangère, celui-là est parfait. »
* Texte publié dans le volume Altogether Elsewhere, Writers on Exile, edited by Marc Robinson, Faber & Faber, 1994. Le texte est repris dans le volume Réflexions sur l’exil – Et autres essais, Edward W. Said, traduction par Charlotte Woillez, Actes Sud, 2008 (édition originale 2001). Edward Saïd est aussi l’auteur d’un essai fameux, L’Orientalisme, L’Orient créé par l’Occident, Edward W. Saïd, traduction par Catherine Malamoud, Collection Points – Essais, 2008 (édition originale 1978).
Articles Liés
- Je te tiens par la barbichette... Carnets d'ailleurs #203
© Eden Hills. Me narguerait-elle? Après six mois, Paula continue à découvrir quelques particularités savoureuses…
- Carnets d'ailleurs: Errance dans le temps, voyages dans la nuit #164
Toujours en sa Normandie, qu’il irait pourtant bien revoir, Marco se met à voyager dans…
- Tout part à vau-l'eau... Les carnets d'ailleurs #201
Paula doit présenter un nouveau projet, ce qui la met sur des charbons ardents... Le…
-
« Hollywood, ville mirage » de Joseph Kessel: dans la jungle hollywoodienne
29/06/202053370Tandis que l’auteur du Lion fait une entrée très remarquée dans la ...