« Je m’appelle Ismaël », Lazare où les tribulations géniales d’un buveur de rêve
D’une poésie échevelée, ce spectacle foisonnant emprunte aux films de science-fiction et à la comédie musicale pour nous entraîner dans une sarabande aussi survoltée que désopilante où défile une galerie des personnages passablement allumés sur fond de complot informatique visant à éradiquer toute passion du cerveau humain.
À l’écran, on voit des homards dans un aquarium. « Au départ c’était des chevaliers, c’est devenu des homards », commente Lazare dans le film qui ouvre Je m’appelle Ismaël, sa nouvelle création présentée début mars au Théâtre national de Strasbourg. En dépit de son titre, ce spectacle n’a rien à voir avec Hermann Melville dont le roman Moby Dick commence précisément par ces mots. Rien, sinon une capacité rare à ouvrir « les grandes vannes de l’imagination » pour reprendre une expression de l’écrivain américain.
Lazare n’a pas froid aux yeux. Sa situation dans le paysage du théâtre français est celle d’un aventurier toujours prêt à tenter les plus audacieuses expériences. À commencer par celle qui consiste à insuffler au cœur même de sa création une poésie échevelée, libre de toutes entraves. Rien ne l’empêche alors de voir, à la manière de Don Quichotte, des homards qui autrefois furent des chevaliers. D’autant que le mot « homard » sonne un peu comme « armure » et que l’animal semble bel et bien protégé par une carapace.
Il est en de même, toujours dans le film qui ouvre le spectacle, de cette cuve abandonnée au milieu d’un chantier de construction. Il s’agit en fait d’un vaisseau spatial. Comme l’explique Ismaël à sa mère, à moins que ce ne soit Jésus qui parle à ce moment-là. Parce qu’Ismaël – en qui l’on peut voir le double de Lazare, c’est d’ailleurs lui qui l’interprète dans le film, mais pas sur scène – a amené chez sa mère un dénommé Jésus. Et il faut voir le sourire merveilleux de la mère aux anges devant les facéties de son fils!
Cosmonautes et extraterrestres
Mais tout ça ne serait en fait qu’un film, celui qu’a entrepris de réaliser Ismaël. Sauf que ce film, il n’arrive pas à le mener à son terme. Rien d’étonnant du coup si du film, on glisse à la scène, comme on passerait d’une folie à l’autre. Ou d’un rêve dans un nouveau rêve englobant le précédent. Et nous voilà soudain en plein festival de Cannes où deux script-docteurs, qui pourraient aussi bien être des acteurs de comédie musicale, font les présentations.
Ils nous apprennent qu’en travaillant pendant des heures et des heures sur les rushes de son film, Ismaël aurait perdu la tête. D’où le soutien – façon de parler – que les deux conseillers prétendent lui apporter dans ce qui ne va pas tarder à se démultiplier en un scénario débridé proliférant dans toutes sortes de directions. Survient alors une galerie de personnages plus déjantés les uns que les autres qui ne cessent d’apparaître et de disparaître, se transforment à tout bout de champ, car les mêmes comédiens et comédiennes interprètent plusieurs rôles.
Il y a le psychiatre et savant fou, Alain Melon. Il y a ses infirmières, les trois « déesses de la mortification et du chagrin » dont il est dit qu’elles s’associent à la figure allégorique du vieil Hollywood pour « créer un projet d’intégration en fournissant des histoires à des gens qui n’en n’ont pas ».
Lavage de cerveau
Jérôme Bosch n’est pas loin dans cette entreprise de lobotomie généralisée à coups de disquettes intégrées dans le cerveau pour éradiquer les passions. Les effets, plus ou moins désirables, sur des cobayes humains pas forcément consentants sont l’objet de dialogues plutôt cocasses. Il y a notamment celui à qui une voix intérieure intime de nettoyer la cathédrale de Strasbourg « jusqu’au dernier poil de cul ». Il y a aussi cet autre qui mange un sandwich au poulet truffé d’embryons humains. Quand on lui fait remarquer: « T’es fou! Ce poulet, c’est fait avec des embryons d’enfants arabes! T’es un assassin, tu manges ton petit frère ». Il répond: « Je les connais pas moi ces mecs, c’est eux qui viennent dans mon sandwich ». Et d’y mordre à pleines dents.
Torrent verbal
À travers les figures de Bacon ou de Nerval, c’est la tonalité christique présente tout au long du spectacle mais parfois en sourdine qui est en quelque sorte réactivée. Le Jésus de Lazare ne sait plus très bien qui il est et s’interroge sur ce celui qu’il a pu être. Il sent qu’il devient fou. Peut-être parce qu’il n’arrive pas à se prendre pour Jésus. Ou qu’il voudrait aussi être Zapata…
Au passage sont vantés les effets bénéfiques – ou pas – du chou, celui où naissent les enfants bien sûr, opposé au couscous. Vaut-il mieux se shooter au chou ou au couscous? Si la question se pose, elle n’est pas vraiment tranchée. Lazare n’a pas de temps à perdre en arguties inutiles, sauf si c’est pour s’amuser. Il fonce droit devant sans éviter quelques zigzags donnant le sentiment que ce spectacle fou ne cesse de s’inventer, bondissant d’un calembour à une chanson, avant de déclencher un nouveau torrent verbal le pied sur l’accélérateur de ce qui ressemble à un phénoménal maëlstrom, un matériau poétique en fusion en quoi l’on peut voir, au-delà de tout ce qui s’y trame, une étourdissante défense de l’amour délivrée avec une grâce et une vitalité jubilatoires. Décidément Lazare, toujours surprenant, est bel bien un artiste unique en son genre.
Je m’appelle Ismaël, de et par Lazare
avec Anne Baudoux, Laurie Bellanca, Marion Faure, Emile Samory Fofana, Odile Heimburger, Thibault Lacroix, Olivier Leite, Philippe Smith, Véronika Soboljevski, Julien Villa.
- 21 mars au 1er avril au théâtre de Gennevilliers
- 3 mai au Liberté, scène nationale de Toulon
- 4 au 8 juin au Théâtre de la Ville, Paris
- en novembre au Théâtre national de Bretagne, Rennes
- en novembre au Grand T, Nantes
- en décembre à la Maison de la Culture d’Amiens
- en décembre au Préau, CDN de Vire.
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