L’incroyable et édifiante histoire de l’homme qui dénonça le jazz moderne
C’est une histoire totalement folle, où la bêtise le dispute à la drôlerie. C’est aussi une histoire politique et esthétique. Une histoire qui renvoie les puristes du jazz à leurs peurs du vivant, et les collectionneurs de jazz à leur rigidité morbide. C’est une histoire où s’affrontent, comme jadis, comme toujours, les modernes et les anciens.
Gilbert et sa nouvelle passion.
Cela allait faire deux ans qu’il s’y était mis. En rêvait-t-il depuis longtemps ? L’histoire ne le dit pas. Mais les faits sont là. Faisons d’abord connaissance avec notre héros du jour: Gilbert R., 42 ans, honnête citoyen espagnol habitant avec femme et enfants dans un petit village de Castille, après avoir récemment découvert le jazz, s’était acheté, sur un coup de folie ou une saine curiosité, allez savoir, un saxophone, un vrai, tout doré, juste pour faire comme dans les disques qui lui plaisaient: du jazz, du vrai, de l’authentique, du qui swingue. Enfin, c’était ça son idée, son pari, son défi, son plaisir. Autodidacte courageux et volontaire, les moments passés sur l’instrument lui furent sûrement de vrais instants de bonheur, voire de liberté, juste après les huit heures réglementaires de boulot dans le garage auto qui l’employait, car oui, en plus d’être un saxophoniste débutant, Gilbert R. était (sûrement l’est-t-il encore) mécanicien auto. Très rapidement, Gilbert arriva au point que connaissent tous les débutants, un moment aussi grotesque qu’attendrissant, où il finit par se dire qu’il savait, qu’il avait réussi. Sa culture et ses références s’étaient construites de bric et de broc, mais il n’en éprouvait pas moins de fierté, et la certitude que son goût était le bon. Les nouveaux convertis commencent tous par l’intransigeance non? Normalement cela passe en progressant dans l’apprentissage. Normalement.
Et pendant ce temps, Gilbert montait ses gammes, tandis que sa femme, elle, observait avec une bienveillance toute maternelle cette nouvelle foucade et les progrès de son désormais musicien de mari. On imagine notre garagiste castillan reprenant Take Five de Brubeck ou In the Mood de Glenn Miller, pièces qui sont au saxophone ce que sont les jeux interdits pour les guitaristes.
Jusque-là tout allait pour le mieux au royaume de Castille.
Mais quand on habite un village isolé, Gilbert n’échappait pas à cette malédiction, difficile d’entendre du jazz autrement que sur des cédés, la version en conserve. Gilbert savait ce qui lui plaisait et les disques s’entassaient, mais les concerts dans sa région étant rarissimes, ou exigeant de nombreux kilomètres pour y assister, il n’avait pu entendre encore, en chair et en os, de « vrais saxophonistes de jazz », comme lui.
Enfin, un concert !
Le 7 décembre de cette année-là, tout changea dans la vie de Gilbert.
Dans le journal local, on annonçait pour ce jour, un concert de jazz à la ville voisine, Siguënza. Une occasion à ne pas rater. Il ne la rata pas.
Le festival de jazz de Siguënza en était à sa cinquième édition, un gage de sérieux, s’était dit Gilbert. Il choisit sans choisir d’assister au concert d’ouverture, et même si le nom du musicien (Larry Ochs) programmé ce soir là lui était parfaitement inconnu. La seule chose qui avait arrêté son choix, c’est l’instrument que jouait la vedette du jour. Vous aurez deviné: Le saxophone. Un confrère en quelque sorte.
On l’imagine aisément arrivant à l’avance, impatient, excité et ravi. La ferveur des nouveaux aficionados. Une vraie promesse de fête. Il s’est payé une bonne place pour bien voir de près le saxophone de l’artiste, pour peut-être le comparer avec le sien. Mais quand, à 21 heures, Larry Ochs, après une entrée discrète sur scène, a commencé son concert, quand il a déployé ses mélodies expérimentales, mystiques et rageuses, Gilbert a eu soudain la brutale sensation de recevoir un seau d’eau sur la tête. Il s’attendait à reconnaître ce qu’il connaissait (n’est-ce pas là une des premières et des plus tristes motivations de tous les publics?) c’est-à-dire du jazz, du vrai, de l’authentique, comme sur ses cédés. Et ce qu’il entendait, et voyait à quelques mètres seulement de sa chaise, n’était pas, du jazz, il en était sûr. Pas de swing, pas de chabada, rien qui ressemble à la musique qu’il faisait sonner chez lui. Le fait que Gilbert pense que le jazz était un bloc monolithique s’arrêtant dans les années 40, n’arrangea pas les choses. Le free, le post-bop ou l’électro-jazz était des mondes vivants sans qu’il n’en sache rien et dont il n’avait jamais entendu parler. Pour lui, le jazz était un folklore, c’est-à-dire une musique qui avait vécu, et en ça, il incarnait l’exact opposé de la conception du jazz de Larry Ochs, artiste vivant, courageux et audacieux. Un renverseur de barrière. Voilà ce qu’il entendit, voilà la musique qui le mit hors de lui.
Et là, le sang de Gilbert, comprenez-le, n’a fait qu’un tour. Il s’est senti trompé, que dis-je, il s’est senti escroqué. Et tout à coup, a quitté sa chaise et est parti vers la sortie. Jusque-là, rien que de très ordinaire. Un spectateur qui n’aime pas, et qui choisit de quitter le concert. Mais Gilbert, qui aime le jazz à sa manière, n’aime pas se faire rouler.
J’en voulais pour mon argent, mais je me suis senti trompé. Ce que j’ai entendu m’a fait mal aux oreilles. Pour résumer, ce qui m’est arrivé, c’est comme si j’avais été voir un film de Tarzan et sans me prévenir, ils m’avaient projeté un film de King Kong. Faut me comprendre. Y’a tromperie!
Gilbert R. saxophoniste recent.
À l’entrée de la salle de spectacle, il alpagua les organisateurs, et exigea d’être immédiatement remboursé. Ce que l’organisation, ne voyant pas où était le problème, refusa. Gilbert tenta d’expliquer qu’il s’y connaissait et que ce qu’il avait entendu n’était pas du jazz, les organisateurs s’amusèrent du courroux de ce spectateur. Ils eurent tort.
Allo, la police?
Gilbert, vexé, décida d’appeler la police pour faire constater une escroquerie. Un bon quart d’heure plus tard, tandis que Larry Ochs, ne se doutant de rien continuait son concert, deux agents de la Guardia Civil, débarquèrent à l’entrée de la salle, et Gilbert leur tomba immédiatement dessus. Quelques minutes plus tard, un débat, que j’aurais payé pour entendre, démarra entre Gilbert d’un côté, et les producteurs du spectacle de l’autre, avec deux agents de police sommés par un spectateur très en colère de répondre à cette question : Est-ce ou n’est-ce pas du jazz? On imagine avec amusement leur embarras.
Est-ce ou n’est-ce pas du jazz?
Les deux pandores, qui dans leur formation n’avaient pas été obligés de suivre des cours histoire de la musique furent bien embarrassés en entrant dans la salle. Chef, à quoi voit-on que c’est du jazz? À quoi le reconnaît-on? Où le jazz commence-t’il? Où finit-il ?
Larry Ochs ne sut rien sur l’instant de cette scène surréaliste. Peut-être aperçut-il dans la salle deux tricornes immobiles et très attentifs.
Le cadeau d’une star.
L’histoire ne dit pas si Gilbert fut remboursé. L’histoire ne dit pas non plus si les gendarmes finirent par trancher. Mais ce que l’on sait, c’est que cette histoire picaresque fit très rapidement la joie de tous les fans de jazz, et ce, tout autour du monde. Les conservateurs comme Gilbert, tout comme les artistes et autres aventuriers, y trouvaient matière à débat. Par contre ce que l’histoire dit, c’est qu’un matin, quelques semaines après les faits, Gilbert reçut un gros paquet par la poste venant des Etats-Unis. Là-bas, de l’autre côté de l’Atlantique, le très conservateur trompettiste, Wynton Marsialis, grand pourfendeur du jazz contemporain moderne et vivant, offrit l’intégralité de sa production discographique (87 disques) à un garagiste anonyme d’Espagne, notre Gilbert, qu’il intronisa comme un héros de sa cause. Un défenseur certes naïf mais admirable dans sa vision du jazz. Que du vrai, de la musique estampillée Jazz, à l’ancienne. Du swing du Dixieland, du New-Orleans, tout un panorama rassurant et figé qui, à n’en pas douter, conforta pour l’éternité Gilbert dans ses certitudes.
Dix ans après les faits, je parierais que Gilbert ne fait plus de saxophone ni de jazz, mais bien sûr, je peux me tromper. Il a peut-être découvert l’improvisation, le jeu, le risque le défi… On peut toujours rêver. L’histoire, elle, court toujours.
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