Théâtre. « Le récit d’un homme inconnu », Anatoli Vassiliev électrise Tchékhov
Le metteur en scène russe fait preuve d’une maîtrise soufflante des moyens du théâtre et de la direction d’acteur dans un spectacle à vif relevant à la fois de l’épique et de l’intime d’une inventivité et d’une sensibilité éblouissantes. Avec Valérie Dréville, Sava Lolov, Stanislas Nordey et Romane Rassendren.
Créé au Théâtre national de Strasbourg, ce spectacle est exemplaire de l’art de ce géant du théâtre russe. Le théâtre, répète souvent Vassiliev, ne doit pas représenter la vie, il en doit en être l’équivalent. Ainsi de la nouvelle de Tchékhov, le metteur en scène retient l’essentiel, c’est-à-dire l’atmosphère. Or, par définition, une atmosphère ne se représente pas, il faut qu’elle existe en quelque sorte par elle-même. C’est quelque chose qui a à voir avec l’électricité. Les personnages en sont comme traversés, voire contaminés. Cela va de l’un à l’autre sous la forme impalpable de pensées ou d’idées, mais aussi de désirs, de sensations qui s’échangent ou se partagent au gré d’une circulation incessante.
Alors ça ne traîne pas, on le constate dès l’entrée en scène absolument saisissante de Valérie Dréville. Elle danse, et c’est comme si chaque fibre de son être tremblait, vibrait de joie. Il y a aussi quelque chose de volontaire dans ce mouvement saccadé. Un engagement de toute la personne, dont on sent qu’il relève d’un choix délibéré. Une décision folle peut-être, dont les conséquences n’ont pas été entièrement mesurées.
Une chose est sûre, en apparaissant ainsi dans l’espace immense d’un appartement pétersbourgeois, un peu comme sur un coup de tête, Valérie Dréville détermine d’emblée la tonalité étrange, à la fois puissante et curieusement vrillée, du spectacle. Son sourire intense en dit long d’ailleurs, aussi bien sur la joie qui l’anime, que sur la « folie » de son geste. Elle vient de quitter son époux, un certain Krasnovski, pour se mettre en ménage avec son amant, Guéorgui Ivanytch Orlov. Toute à sa passion, elle n’a pas averti Orlov de sa décision.
Voilà comment pratiquement sans un mot, Vassiliev, installe une situation nettement déséquilibrée. Car l’excitation de la jeune Krasnovskaïa contraste avec l’indifférence de son amant, interprété avec beaucoup d’esprit et une pointe d’humour par Sava Lolov. Plongé dans la lecture, il lève à peine la tête pour la saluer ou lui parler. De fait, c’est surtout son silence qui est éloquent. Bientôt, assis tous deux à une table à thé, il ne prend même pas la peine de cesser de lire tandis qu’il porte la tasse à ses lèvres.
Décalage
Tout naît dans le décalage, dans la tension, entre les deux personnages. Chaque détail compte, et tout particulièrement la façon dont chaque syllabe, chaque mot, chaque segment de phrase est prononcé. La respiration sous toutes ses formes, haletante, reposée, saccadée, est ici essentielle. Cela passe aussi par le rire. Il y a d’abord le petit rire joyeux de la jeune femme, auquel répond le sourire figé de son amant. Parfois cependant, il semble rire de bon cœur, à l’unisson, tout comme il lui arrive de danser avec elle – puis, à son tour, de danser seul dans son coin.
Parfois encore c’est un rire sec, glacé, impitoyable. Ces échanges de rires traduisent à la perfection un des motifs majeurs du récit de Tchékhov, l’ironie. La passion de la jeune femme se fracasse contre l’ironie d’Orlov. Elle voulait refaire sa vie avec lui. Mais Orlov est dégoûté à l’idée de partager son quotidien avec une femme. Seuls comptent son confort et sa tranquillité. L’amour, professe-t-il, n’est rien de plus qu’une nécessité physiologique. Et d’ajouter: « Je ne suis pas un héros de Tourgueniev « .
C’est un noceur, comme en témoignent les cadavres de bouteilles de champagne alignées sur toute la longueur du mur de son appartement. Il lit du matin au soir, mais tourne tout en dérision. Dans ces conditions l’irruption de la Krasnovskaïa est pour lui un problème qu’il est incapable de résoudre. Il commence par fuir en prétextant une mission en province pour passer plusieurs jours chez un ami. À son retour, la crise entre les amants atteint un paroxysme. Dans une scène d’une tension extrême, la voix déformée par la colère, un couteau à la main, elle le menace. Il fait semblant de se réconcilier, mais s’enfuit de nouveau chez son ami.
L’homme inconnu
Depuis le début, tout s’est passé sous les yeux d’un troisième personnage. Interprété par Stanislas Nordey, il est l’homme inconnu, auquel se réfère le titre de la nouvelle. C’est lui le narrateur. Vassiliev ne l’a pas escamoté, simplement il l’a confiné dans la première partie du spectacle au rôle de voyeur. Il observe d’autant plus attentivement que ses maîtres ne lui prêtent aucune attention. Ne pas être vu est d’ailleurs de sa part un choix délibéré.
En réalité il n’est pas domestique et s’il joue ici ce rôle, c’est en tant que révolutionnaire pour mener à bien un projet mûri de longue date, tuer le père d’Orlov, un homme d’Etat célèbre qu’il considère comme un ennemi de sa cause. De son vrai nom, Vladimir Ivanytch, il s’est fait engager sous une fausse identité comme valet de chambre. En retrait, il attend le moment où il pourra enfin accomplir son acte. Mais en s’introduisant dans l’espace privé d’un fonctionnaire pétersbourgeois, il est soudain confronté à quelque chose à quoi il n’était pas préparé.
Car c’est en quelque sorte malgré lui que Vladimir Ivanytch assiste au drame qui se joue entre Orlov et sa maîtresse. Et malgré lui encore que par une étrange mais très humaine réaction chimique, il s’éprend de la jeune femme. Or il ne saurait envisager le moindre avenir avec la Krasnovskaïa, car il est atteint de tuberculose. Régulièrement il crache du sang. « Je comprenais que le bonheur pour un malade comme moi n’est possible qu’en rêve », raconte-t-il.
Un matin, on sonne à la porte. C’est le père d’Orlov. Pour Vladimir Ivanytch, l’occasion tant attendue d’accomplir son acte se présente enfin. À ce point du spectacle, c’est Stanislas Nordey qui assume la narration. On le voit se préparer en remplissant de bouteilles un sac qui prend bientôt la forme d’un homme sur lequel, après l’avoir coiffé d’un haut-de-forme, il tire plusieurs coups de pistolet. Il s’agit d’un fantasme car en réalité il ne tue pas le père d’Orlov.
Celui-ci une fois parti, il prend conscience du changement qui s’est opéré en lui. Il ressent une folle envie de vivre: « J’étais prêt à embrasser et inclure dans ma courte existence tout ce qui est accessible à l’homme. J’avais envie de parler, de lire, de manier le marteau dans une grande usine, monter la garde, labourer. J’avais envie d’aller perspective Nevski, à la campagne, en mer, partout où pouvait porter mon imagination ».
Il décide de faire sa valise sur le champ, mais dans un état fiévreux où les idées se bousculent dans sa tête, il écrit d’abord une longue lettre à Orlov. Après quoi il va voir la jeune femme à qui il explique que ce dernier, absent depuis plusieurs jours ne reviendra pas, qu’il n’est pas en mission en province mais chez un de ses amis à Saint-Pétersbourg, qu’il lui ment depuis le début. Humiliée, détruite quand elle comprend enfin la vérité, elle accepte de partir à Venise avec cet inconnu qu’elle considérait encore il y a peu comme un « être inférieur ».
À ce moment-là, le spectacle bascule. Des images projetées en noir blanc sur une toile tendue montrent le couple en gondole leurs visages radieux baignés par le soleil. La réalité est plus prosaïque. Vladimir Ivanytch est malade, alité la plupart du temps. La Krasnovkaïa de son côté passe beaucoup de temps à jouer au casino. Elle est enceinte d’Orlov. Dans une scène marquante d’une rare âpreté, elle s’offre à Vladimir Ivanytch. Mais il la repousse.
En dépit de sa soif de vivre, lui, qui rêve de tous les possibles, ne croît pas à la possibilité de leur amour. Il parle du « monde des idées ». Humiliée une fois encore, elle le compare ironiquement à Orlov, donnant raison à ce dernier qui « au moins méprise toutes ces idées ». À quoi Vladimir Ivanytch répond: « Il ne méprise pas les idées, il en a peur. C’est un poltron et un menteur! ».
Les jambes écartées, elle danse au-dessus d’une bassine. Une dernière danse, tandis que de l’eau s’écoule de son corps. Elle met au monde une fille. Mais ne survit pas à l’accouchement. Quelques années plus tard, Vladimir Ivanytch se retrouve face à Orlov. Apprenant qu’il est le père de l’enfant, celui-ci reste de marbre. S’ensuit un dialogue serré entre les deux hommes aux visions du monde diamétralement opposées. Orlov lit un extrait de Justine ou les malheurs de la vertu de Sade. Trait ironique ajouté évidemment par Vassiliev. Puis ils dansent à leur tour, tandis qu’une enfant en chemise de nuit entre sur le plateau. Ultime note mélancolique vaguement teintée d’espoir de cette adaptation magistrale d’un des grands textes de Tchékhov.
Le récit d’un homme inconnu, d’après Anton Tchékhov, mise en scène Anatoli Vassiliev
avec Valérie Dréville, Sava Lolov, Stanislas Nordey et Romane Rassendren
- 27 mars – 8 avril à la MC93, Bobigny (93). Théâtre de la Ville hors les murs.
- 12 – 20 avril au Théâtre National de Bretagne, Rennes (35)
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