Les chers petits, ces chérubins familiers, doivent désormais faire face à leur destin de ruminant. On n’est ici ni dans un élevage factice ni dans un écomusée: ils doivent apprendre à vivre dans la nature sauvage…
L’herbe va verdir, les bourgeons timidement s’ouvrir, les oiseaux comme des tarés vocaliser et les agneaux dans les prés caracoler!
Caracoler dans les prés? Malédiction, pas si vite! Tout cela nécessite de se faire progressivement. Les fleurs et les mésanges gèrent peut-être leur agenda de manière autonome, mais pour les agneaux, quelques précautions sont nécessaires.
De quelles précautions peut-il s’agir pour sautiller innocemment dans l’herbe? Disons un « préalable », un entraînement, une batterie de tests, et des prières.
La « mise à l’herbe » est un cap décisif dans la vie de l’agneau, l’équivalent du Bac. Sauf qu’il sort à peine de l’école maternelle et que la transition est brutale, entre le nid douillet de la bergerie et la jungle hostile.
Je ne parle pas du grand jardin au bout de la maison dont il suffit d’ouvrir la barrière pour que les trois moutons aillent se dégourdir les pattes puis reviennent manger une gamelle pleine et dormir au chaud. Je parle des grands espaces naturels de pâturages, dans lesquels tout le troupeau va migrer et devra se nourrir seul, trouver le meilleur spot d’herbe, supporter la pluie glacée, les giboulées de mars et les tempêtes d’équinoxe.
La vraie nature, en somme.
Mon mode d’élevage sur les prés-salés est un peu extrême, mais cet enjeu saisonnier se retrouve dans tous les élevages sur site naturel: en montagne, dans les dunes, les marais, les landes… Réputés pauvres, ces espaces ne sont valorisables que par la pâture. Sans troupeau, ce serait des friches stériles. Ils sont cependant souvent protégés et à ce titre, les éleveurs n’ont pas l’autorisation de les aménager pour la sécurité des animaux: interdiction d’installer un pont, un abri, un abreuvoir…
Bref, la vraie nature (bis repetita).
Non pas qu’il existe une fausse nature, mais le travail de gestion de l’herbe, et donc du bétail, est très différent selon les systèmes. La ferme idéalement productive se compose d’une succession de prairies riches bien clôturées, que l’on peut entretenir et fertiliser, puis labourer et ressemer quand l’équilibre végétal s’appauvrit. Ces prairies-là sont artificielles. A contrario, le pâturage naturel consiste à utiliser des espaces sauvages, sur lesquels la présence du troupeau doit être très humble: il entretient la végétation, c’est tout. Il faut en accepter les contreparties, qui sont par exemple une herbe peu nourrissante, nécessitant peu d’animaux disséminés sur une immense surface. Ou l’accès restreint à certaines saisons, ainsi que diverses règlementations parfois illogiques. De nombreux éleveurs déplorent ces contraintes incompatibles avec leur vision du travail ou leurs objectifs de production. En ce qui me concerne, je trouve exaltante cette relation aux paysages et aux saisons.
Heureusement que je suis enthousiaste, car ce métier ne paye pas et il faut au moins le trouver épanouissant et être convaincu(e) de son utilité.
Sauf que ce milieu est dangereux pour les moutons. Chaque printemps, j’ai le cœur aussi retourné que si je jetais moi-même mes agneaux dans une rivière infestée de crocodiles. Je ne reverrai jamais un quart d’entre eux car ils mourront enlisés ou noyés, volés, perdus, ou emmenés dans le troupeau d’un voisin.
Pour autant, je ne peux pas les garder enfermés toute leur vie. D’abord parce que je ne produis pas de hors-sol et que la vie d’un herbivore consiste à brouter de l’herbe fraîche. Ensuite parce que l’hivernage en étable coûte cher: foin, paille, céréales, eau, bâtiment à louer, à rembourser ou à entretenir, carburant, tracteur… Même dans le cas d’un petit troupeau comme le mien, chaque journée de bergerie coûte environ 70€. Ce chiffre permet de comprendre à quel point il nous tarde de voir l’herbe repousser pour faire sortir le bétail après plusieurs mois de claustra! Était-ce pour tromper leur impatience que les anciens inventaient des proverbes de prédiction printanière aussi poétiques que très vagues, interprétables selon l‘humeur du moment? Peut-être bien. La fin d’hiver est tellement trash qu’on est prêt à tout tenter, à bénir tous les dieux, pour que le sol se réchauffe et s’assèche, et qu’on exfiltre les animaux de leur bouillon de culture.
Car une étable au mois de mars, c’est une arme bactériologique puissante. Les strates de litière commencent à chauffer, les animaux y piétinent depuis des semaines dans une atmosphère qui s’humidifie à cause de la pluie, mais aussi à cause de la densification du nombre de têtes. Les parasites, miasmes et bactéries se réveillent de leur hibernation. La fin d’hiver est ainsi la saison des bobos contagieux. Tous les matins, trois ou quatre interventions d’infirmerie sont nécessaires.
Et surtout, les brebis en ont marre d’être enfermées, leur corps réclame la chlorophylle fraîche dont elles sentent l’accélération de la photosynthèse dehors, elles boudent le foin et saturent d’avoir leur mômes aux basques. Ces derniers ont acquis équilibre et agilité, ils bondissent sur les balles de foin et les barrières. Ils jouent les bad boys en faisant des pogos sur ceux qui essaient de dormir, se blessent parfois. Une patte cassée cette année: son plâtre le freine un peu mais sa vivacité a surpassé l’inconfort, et il court presque aussi vite que les autres.
Le troupeau entier réclame sa libération. Les revendications bruyantes alternent avec les regards noirs plein de reproches. Sitting quotidien près de la porte pour bien renforcer le message.
Mais quand il n’y a pas encore assez d’herbe dans les champs, comment leur expliquer qu’en trois jours, elles auront dévoré les rares petites pousses et qu’il n’y aura plus rien? Une fois qu’elles auront goûté la liberté, il sera impossible de les enfermer à nouveau. Je risquerais une mutinerie dont je ne sortirais pas indemne physiquement, doublée d’un plan d’évasion d’envergure. Eventuellement d’une grève du lait.
Je me résous donc à couper le cordon avec certains d’entre eux et à les livrer à leur vie de mouton en pleine nature. Je les classifie minutieusement par tranche d’âge, vigueur et sens de la débrouille. Un jumeau chétif âgé d’un mois ne survivra pas dans le goulag des prés-salés, mais un agneau fils unique de deux mois, accompagné d’une mère attentive, pleine de lait et de bons conseils, a toutes ses chances.
Après la sélection de l’équipe commando qui partira la première en éclaireur, l’ultime étape consiste à les peindre pour les reconnaître parmi les autres troupeaux qui pâturent l’herbage collectif. Une médaille de Sainte-Geneviève accrochée au cou (la sainte patronne des bergères et de Paris), un opinel dans la poche pour se défendre contre les loups et un baiser porte-bonheur.
Bonne chance les gars!
Love x x x
Votre bergère
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