La bergère DMDM #48: primes à la casse …
La légende dit que les agriculteurs touchent de nombreuses primes. Le mot est plutôt joli, il évoque les efforts, la récompense exceptionnelle ou l’objectif atteint. Il sonnerait presque comme « bonus ». Presque …
La simple utilisation de ce mot apposé à la production agricole crée déjà un quiproquo. Car les sommes d’argent auxquelles sont éligibles certains agriculteurs ne sont ni automatiques, ni ne constituent une récompense. Ce sont des béquilles, ou même des jambes de bois, des prothèses sans lesquelles nous ne tenons plus debout.
Il ne s’agit pas de « primes » offertes pour récompenser d’exceptionnels travaux des champs mais d’une tentative pour équilibrer le prix des aliments, et permettre aux consommateurs de se nourrir à un prix accessible. Ces aides n’enrichissent pas les agriculteurs… Elles empêchent juste les citoyens de se ruiner totalement en faisant leur marché de base.
Le constat initial est simple: en France, produire de l’alimentation coûte plus cher que cela rapporte. C’est surtout valable pour les denrées animales (viande, lait, miel, œufs…).
C’est-à-dire que pour réaliser une marge qui lui permette de payer ses charges et se verser un salaire, un éleveur devrait vendre sa production beaucoup plus cher. Significativement plus cher, le double ou le triple! Et si le consommateur devait payer le véritable prix de ce que cela a coûté à produire, il aurait intérêt à avoir le salaire d’un cadre supérieur – ou devenir vegan. Et compléter en cultivant son potager et en mangeant le cochon d’Inde familial quand son corps réclame de la viande.
Réguler le prix des céréales a été mis en place par l’État suite aux crises météorologiques et sanitaires qui se sont succèdé dans l’Histoire. Cela nous rappelle à quel point l’agriculture a pu être fragile avant son intensification, puisqu’on traversait des années toute pourries qui généraient pénurie, inflation et surtout faim inassouvie du peuple! D’une année sur l’autre, le prix pouvait tellement fluctuer qu’il en devenait incohérent et précipitait à leur perte les plus petits agriculteurs, au profit des gros.
Après la seconde Guerre mondiale et la création de la Politique Agricole Commune, ce principe de régulation s’est étendu à d’autres productions-clés, notamment celle du lait (le déséquilibre dont on entend le plus parler actuellement).
« Réguler » signifie inventer des « lissages » pour rendre à peu près équitables des modes de production différents, en prenant en compte la fonctionnalité idéale de certaines fermes, et la productivité difficile de certaines autres, qui pâtissent d’obstacles naturels: zone de montagne, marais, climats difficiles, morcellement des parcelles, etc. Parce que la ferme parfaite, celle des livres d’enfants, n’existe pas pour de vrai. Et qu’indépendamment des contraintes géographiques, les frais fixes sont les mêmes partout: un tracteur coûte le même prix en haute montagne qu’en plaine fertile, le carburant aussi, les charges sociales et salaires sont identiques.
Divers paramètres de régulation ont été expérimentés au cours du temps: nivellement des prix, rachat des surplus de production, instauration de quotas pour que les petits puissent cohabiter avec les gros, primes d’encouragement pour certaines cultures (à un moment, on récompensait l’arrachage de pommiers pour la plantation de maïs…) Aujourd’hui c’est presque l’inverse. Cela semble incohérent mais les priorités évoluent, les attentes des estomacs français aussi. L’instauration des primes a permis d’orienter l’agriculture vers la vision que l’Europe en avait, dans l’objectif de nourrir tous ses ressortissants, même les plus pauvres, et soutenir une économie vertueuse.
Le château de cartes des primes a commencé à s’échafauder, à la fois édifice fragile et roc immuable, rendant impossible tout changement de cap rapide. Car les agriculteurs obéissent, non par goût d’aventure mais parce qu’on leur assure que c’est la chance pour eux de gagner dignement leur vie (du moins de boucler les fins de mois, ce qui est déjà un objectif élevé). Mais pour être éligible à une prime, il faut investir et s’endetter: par exemple en construisant un nouveau bâtiment, en achetant une machine spécialisée ou de nouveaux animaux. Difficile ensuite de lâcher ces fermiers dociles au motif que finalement, ce n’était pas une bonne idée, la Commission n’avait pas bien réfléchi, mais on va changer toute notre stratégie sur ces productions-là …
La multiplication et l’enchevêtrement des primes, plus ou moins compatibles entre elles, donne désormais le tournis! Et sans conseil de son comptable ou d’un technicien, on ne parvient même pas à remplir nous-même le dossier dématérialisé qui est kafkaïen…
Il y a des primes possibles pour presque chaque aspect de notre travail. Certaines sont liées aux parcelles que l’on exploite, avec leur cadastre précis. D’autres sont calculées sur une surface et un choix cultural. Les « prairies permanentes » sont par exemple mieux récompensées qu’avant, pour inciter les agriculteurs à les maintenir car elles sont importantes dans l’écosystème – plutôt que les labourer pour produire des céréales ou du fourrage (ce qui était précédemment encouragé).
Le nombre et l’âge des animaux influent sur leur éligibilité. Moins d’un an ou plus d’un an? Mâle ou femelle? Combien de petits a-t-elle fait cette saison? A quelle date part-elle à l’abattoir? Ah, on vous retire votre prime, fallait la garder encore deux semaines! Oh, elle a perdu sa boucle électronique à l’oreille? Bye-bye la prime… Par exemple, dans le mouton, on touche une prime ovine qui est de 21 € par brebis adulte, à condition qu’elle ait un certain taux de productivité annuelle. La raison: rappeler aux bergers qu’ils sont là pour faire naître des agneaux de boucherie, pas juste de l’éco-pâturage contemplatif.
La notion de race joue aussi, certaines étant officiellement menacées et pouvant bénéficier de soutiens pour encourager leur sauvegarde. Difficile pour moi d’en parler en connaissance de cause, la Région Normandie ayant refusé d’activer cette aide contrairement à l’Europe! La race de moutons que je défends, le mouton avranchin, est donc primable dans toutes les régions, sauf dans son berceau: la Normandie.
Paradoxe? Le système nous met en valeur comme symbole du terroir normand, mais pas au point de mettre concrètement la main à la poche pour nous aider. Optimisables pour les cartes postales et brochures touristiques, mais merci de ne pas encombrer les couloirs des administrations sérieuses avec vos trois brebis …
Il y a des primes pour les nouveaux bios, pour les jeunes agriculteurs qui démarrent… en échange de moultes obligations, contrôles, voire sanctions. Et d’échéances très strictes. Il y a même des primes éphémères dont on ignore que l’enveloppe existe, car l’info n’a circulé qu’entre les murs des Chambres d’agriculture, qui en font profiter leurs adhérents syndiqués, mais pas le tout-venant, pourtant officiellement visé par la « mesure exceptionnelle ».
On trouve aussi des primes paysagères pour les haies, les bois, les mares, les marais, les zones humides, les zones classées… aides que l’on peut demander si l’on s’engage à respecter des contraintes précises pendant cinq années: ne pas faire pâturer à telles et telles dates, entretenir par broyage de telle façon, ne pas dépasser un seuil d’animaux pour ne pas endommager la végétation, etc. Une manière d’élargir le champ de compétences des agriculteurs et leur dire: après la production d’aliment, votre deuxième mission sociétale est l’entretien du paysage, ce patrimoine collectif immatériel.
Cette réorientation de la Politique Agricole Commune est désignée comme le « verdissement de la PAC ». Car l’Europe ne meurt plus de faim, elle s’est élargie à d’autres zones de production alimentaire, l’urgence absolue est moins de nourrir les bouches affamées du baby-boom que d’améliorer la qualité de notre environnement (cours d’eau, nappes phréatiques, boisement) et de réinventer une gestion des territoires ruraux: paysage, gastronomie, tourisme…
Pour autant, ces petites primes qui sonnent comme des bonus luxueux, n’en servent pas moins à couvrir les frais liés à la prestation d’entretien, dont sont déchargées les collectivités. L’agriculteur devient une sorte de prestataire de l’Europe. C’est plutôt une bonne alternative pour compenser le manque à gagner lié aux restrictions dont il fait l’objet, puisqu’il n’a pas le droit de produire autant qu’il veut, et doit se cantonner à son quota, même quand cela ne suffit pas à le faire vivre.
Les primes sont là pour rétablir une équité, permettre à un exploitant de survivre tout en vendant sa production en dessous de son coût. Cet argent ne constitue pas un cadeau et il n’est pas volé aux contribuables: il leur est indirectement restitué via des produits alimentaires français à prix accessible. Cependant la manière dont il est redistribué questionne… Les critères d’attribution émanent d’un magma assez flou entre Ministère de l’Agriculture, syndicat puissant, régions, et Bruxelles, où sont définis les ordres de priorité. Quelle filière soutenir par l’argent public? Quelle autre laisser à son autonomie financière?
Ce qui est certain, c’est que l’importance grandissante de ces primes dans l’économie d’une ferme a modifié le libre-arbitre des agriculteurs, leur rapport à la terre, à la rémunération du temps de travail, à la valeur de l’alimentation…
Mais sans cela, les éleveurs seraient tout simplement en dépôt de bilan, incapables de subvenir plusieurs années de suite aux besoins de leur troupeau. Pire que des drogués! Nous sommes sous dépendance totale de cet argent, qui peut représenter des sommes plus importantes que le produit de notre vente. Nous considérons cela comme un juste dû car c’est le principe de fonctionnement de notre filière. Mais cela nous positionne socialement comme des débiteurs reconnaissants auxquels le système permet de continuer à travailler. Être tributaire d’argent public et aléatoire n’incite ni à être ambitieux, ni à se rebeller contre les dysfonctionnements. Tels d’éternels intérimaires qui ne connaissent pas le taux horaire qui est appliqué à leur travail, nous attendons son versement morcelé, parfois très tardif, pour payer au compte-gouttes nos créanciers…
Et comme certains producteurs attendent le versement de primes de 2015, on commence à comprendre notre position de funambule: la prime ou la casse?
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