Théâtre. « Endgame », Tania Bruguera monte Samuel Beckett en mode carcéral
La plasticienne et performeuse cubaine livre une version glaçante et implacable de ce classique du théâtre contemporain. En s’appuyant sur un dispositif aussi ingénieux que redoutable, elle met en scène le voyeurisme du spectateur et souligne avec une ironie grinçante la cruauté des rapports de pouvoir dans un univers post-apocalyptique.
À cet égard, la première phrase prononcée dès l’ouverture de la pièce est sans équivoque, même si elle laisse entrevoir un progression vers une forme d’indétermination: « Fini, c’est fini, ça va finir, ça va peut-être finir« . Pourtant, alors que Beckett est encore en train de travailler dessus, le texte s’intitule d’abord Haam, du nom de son personnage principal, lequel deviendra bientôt Hamm tandis que l’auteur optera malgré ses doutes pour le titre Fin de partie. C’est sous ce titre que la pièce est créée en français le 1er avril 1957 au Royal Court Theatre à Londres avec Roger Blin dans le rôle de Hamm.
C’est en anglais en revanche sous le titre Endgame que la plasticienne cubaine Tania Bruguera signe une mise en scène très inspirée de ce classique du théâtre contemporain, présentée notamment en mai à Bruxelles dans le cadre du Kunstenfestivaldesarts. Connue pour ses performances et installations souvent provocatrices, Tania Bruguera est en conflit avec les autorités de son pays. Emprisonnée en 2014 à la suite d’une performance jugée trop dérangeante par le régime, elle partage désormais son temps entre les Etats-Unis et l’Europe. À notre connaissance, Endgame est sa première incursion dans le domaine du théâtre.
Voyeurisme
Tout commence dans le noir absolu – peut-être une allusion au fait que Hamm est aveugle en plus d’être paralytique. Avant même d’avoir rejoint sa place, on tâtonne au sein de l’obscurité avant de grimper les marches d’un escalier étroit au flanc de ce qui ressemble à un échafaudage pour atteindre une étroite plateforme en hauteur.
Là, le spectateur déconcerté se retrouve face à une toile blanche dans laquelle des fentes ont été ménagées. Sitôt passé sa tête à travers la toile, on se retrouve en position de voyeur au cœur d’un dispositif quasi carcéral, à savoir une fosse dont la forme cylindrique évoque fortement celle du Dépeupleur, un autre texte de Beckett. Le plus saisissant dans cette configuration, c’est l’image incroyable des visages alignés des spectateurs qui se détachant sur la blancheur de la toile participent d’une certaine manière à la scénographie.
Au fond de la fosse, les yeux dissimulés par des lunettes noires, allongé sur le dos dans ce qui ressemble à un fauteuil roulant ou à une poussette, Hamm est à la fois un prisonnier et une bête curieuse que l’on observe comme si l’on était au zoo ou dans une arène. En mettant ainsi en scène le voyeurisme du spectateur, Tania Bruguera offre une version particulièrement cruelle du drame de Beckett. À cela près que celui qui regarde se retrouve à son tour nécessairement renvoyé à lui-même et à sa propre finitude, puisque ce qui se joue là n’est autre que le drame de la vie.
Domination et dépendance
Le plus étonnant reste, dans ce qui pourrait être considéré comme une représentation de l’agonie dans un monde post-apocalyptique, de constater à quel point l’homme diminué qui ne peut plus marcher ni voir, obligé de déléguer à un autre ces fonctions – en l’occurrence à Clov, son valet – ne perd rien pour autant de sa rage ni de sa verve sarcastique. Cependant, c’est dans un bâillement qu’encore à moitié endormi Hamm prononce ses premiers mots: « A moi (…) De jouer ». Comme s’il en avait marre dès le début. Commençait à contrecœur. Hésitait à se lancer. Mais aussi comme s’il prenait son tour dans une partie.
Participer? En voilà une drôle d’affaire. Le titre anglais de la pièce est plus parlant en l’occurrence que le français, où apparaît le mot « game », comme si toute cette histoire qui consiste à vivre et donc aussi beaucoup à mourir – même si c’est à petit feu – n’était qu’une vaste blague, rien de sérieux au fond, ou encore un jeu. Pour amuser ceux qui observent tout ça d’en haut? Un jeu cruel en tout cas où il s’agit de faire souffrir l’autre, en particulier Clov, avec lequel Hamm entretient un double rapport de domination et de dépendance où l’on pourrait voir une variante ambiguë et passablement déglinguée de la dialectique du maître et de l’esclave, dans laquelle les deux protagonistes sont de toute façon perdants. Sans parler de la paradoxale relation affective qui les lie l’un à l’autre.
Au passage Beckett se souvient de Shakespeare pour qui le monde était un théâtre et la vie « une histoire racontée par un idiot qui ne signifie rien ». Car à force de tourner en rond et de ressasser la misère de sa condition le risque est grand de trouver à tout ça une explication plus ou moins rassurante. D’où l’inquiétude soudaine de Hamm qui s’adresse à Clo: « On n’est pas en train de… de… signifier quelque chose? ». Et l’autre de répondre: « Signifier? Nous, signifier! Ah elle est bonne! ».
Enfermement
Il y a évidemment en Hamm un peu de Hamlet; et de Job aussi sans doute, même si ce n’est pas à Dieu qu’il s’en prend dans sa colère – « Le salaud! Il n’existe pas! » éructe-t-il après une vague tentative de prière – mais à Nagg et Nell, ses parents cul-de-jatte, ses « maudits progéniteurs ». Tania Bruguera ajoute à l’ironie du tableau déjà gratiné en faisant interpréter curieusement le père et la mère, abrités dans leurs poubelles respectives, par des mannequins aux visages poupins.
Ce qui frappe dans sa mise en scène, c’est la façon dont elle accentue l’enfermement dans lequel sont placés les personnages à qui ne reste pour s’évader que la seule imagination. L’horizon définitivement bouché induit par la scénographie a quelque chose d’accablant. Plongés comme ils le sont au fond d’une fosse sans issue, Hamm, Clov, Nagg et Nell livrés à eux-mêmes tournent en quelque sorte à vide; leurs actes, si minimes soient-ils, ne sont que gesticulations. Le plus étonnant du coup est que dans cet enfer ceux qui le peuvent persistent à vivre ; comme des bêtes en cages, certes, mais comme des bêtes humaines.
Alors dans cet espace raréfié, irrespirable, habité par la mort et la cruauté, l’humour le plus féroce naît de la capacité à poursuivre, à rêver encore, à ironiser spontanément, tout éclopé que l’on soit, sur la situation. Ce qui explique que d’aucuns aient pu voir dans cette pièce une vaste rigolade ou une farce sinistre. Les deux sont exagérés. « Rien n’est plus drôle que le malheur », remarque Nell avant d’ajouter que les meilleures plaisanteries sont aussi les plus courtes.
Comme le montre le traitement particulièrement noir, en contraste avec la blancheur du décor conçu par Tania Bruguera, ce qui ressort dans ce spectacle en dépit de la souffrance, des brimades, de l’oppression généralisée, c’est la tendance quasi indomptable du désir à renaître, même dans les pires conditions, à inventer au cœur du désastre des îlots de répit. Les traits d’esprit conjugués à quelques bribes de souvenirs constituent l’expédient salutaire qui permet tant bien que mal de se maintenir à flot voire d’entretenir au milieu du pire une paradoxale lueur d’espoir.
Endgame, de Samuel Beckett, mise en scène Tania Bruguera
avec Brian Menders, Jess Barbagallo et les voix de Jacob Roberts et Chloe Brooks
► du 22 septembre au 1er octobre – théâtre Nanterre-Amandiers
dans le cadre du festival d’Automne
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