Marco & Paula : Carnets d’ailleurs… #12. Visite à Nullepartville.
Marco parti en mission dans la corne de l’Afrique, je me retrouve coincée dans la grisaille hivernale parisienne, happée par des rames de métro et des trains de banlieue bondés, et ces jours je voyage dans ma mémoire.
Que fait-on à Nullepartville quand on ne travaille pas ?
Au stade, systématiquement, je retrouvais le seul réfugié qui habitait dans notre camp. Il était éthiopien, très fâché avec les Somaliens pour mésentente nationale et très fâché avec ses compatriotes pour avoir épousé une érythréenne. Pour sa sécurité et comme il travaillait aux entrepôts, les Nations Unies avaient accepté qu’il loge sur place avec sa famille. De fait, sa fille était la seule enfant du camp et c’était misère de la voir privée de compagnons de jeu. Lui, pour ne pas devenir fou, courrait. Avant, il était champion de sa région.
On pouvait également remuer dans la piscine, un superbe bassin de 3 m sur 3 mais 1,8 m de profondeur, excusez du peu! On pouvait lire les livres laissés par les expatriés précédents. Je les ai tous lus même les SAS et La vie sentimentale des papillons. On ne pouvait pas surfer sur Internet, en 1997, ça balbutiait de ce côté-là – enfin les luddites comme moi balbutiaient. On ne pouvait pas aller au cinéma ni s’échanger les dvd alors inconnus. Par contre, on pouvait regarder la télé kenyane. On pouvait aller voir ses collègues ou ceux d’à côté mais comme on les voyait toute la semaine, on évitait, pour avoir quelque chose à se raconter le lundi matin.
On ne pouvait pas sortir du camp. Un dimanche, pourtant, nous avons dû transférer un nouveau-né à Garissa. Comme j’organisais le déplacement, me vint le fol désir d’être passagère de l’ambulance. Je devais avoir l’air désespérée pour que le responsable sécurité accepte. Quel bonheur ! Quatre heures de pistes, des cahots, un paysage monotone, deux phacochères, des bandits – je me suis faite toute petite mais ils étaient occupés à piller un camion et ont dédaigné notre véhicule ou l’ont respecté, je ne sais – pour terminer par une tambouille peu ragoûtante dans un bouiboui de Garissa. Mais quel bonheur de sortir!
Le lieu de rendez-vous, de décompression, de socialisation, de festivité collective, c’est le bar. Un vaste toukoul traditionnel aux inévitables chaises en plastique et tables bancales, à l’inévitable sono trop forte. La bière est fraîche mais dangereuse. On est certain de croiser dès le lendemain, les témoins d’un relâchement ce qui peut rendre délicate certaines négociations. S’y retrouvent le soir les Hôtel, Bravo, Charly ; ce sont nos noms de code radio. J’étais Bravo two, la deuxième dans la hiérarchie de mon organisation. Tout le monde m’appelait ainsi. Je fus d’abord perturbée par ce déni de ma singularité – je ne suis pas un numéro – puis j’admis que cette appellation simplifiait la vie de ceux qui sont toujours là, réfugiés et personnes locales. Ils n’ont pas à retenir le nom de ces personnes changeant si fréquemment et les questions de politesse sont résolues.
Vivre à Nullepartville n’empêche pas de communier avec ses dieux, d’autant que Nullepartville est plus l’antichambre d’un enfer que d’un paradis : autant de célébrations que de croyances.
Un jour, les éthiopiens furent en fête. Nous étions invités à la célébration de la « Holly Cross ». Un grand mat était planté dans un bûcher. Parés de robes blanches brodées, hommes et femmes processionnaient en chantant des mélopées. Etaient-elles émouvantes, majestueuses, pitoyables ? Je ne sais. Me reviennent juste une curiosité intense et l’avidité de partager un moment festif. Et un respect profond pour ce culte qui m’était et me demeure totalement étranger. Le prêtre psalmodia un long moment. Les Ethiopiens sont convaincus de posséder un morceau de la croix chrétienne ; le mât la symbolise, me semble-t-il. A l’instant choisi, l’officiant allume le bûcher. Danses et chants se poursuivent jusqu’à la chute du mât. Sa pointe désigne alors la direction où mener les troupeaux pour que deviennent grasses les bêtes. Mon esprit cartésien, matérialiste interpréta trop vite la magie : les vents de ce jour seront dominants dans la prochaine saison. En suivant les nuages jusqu’aux forts reliefs éthiopiens, les pasteurs seront là où sera la pluie. Plus tard, nous savourâmes « l’injera », la grande crêpe un peu acide, fourrée de viande et d’oseille servie dans l’unique restaurant des camps.
Un autre jour, ce furent les Somaliens furent en fête. Ils célébraient « l’Aid el Fitr », fin d’un ramadan particulièrement éprouvant en ce mois de saison sèche. Dans les hôpitaux, des repas supplémentaires étaient servis. Nous étions invités et partageâmes leurs plats en échangeant les souhaits d’usage.
Un autre jour encore, les Kenyans furent en fête. Nous avions même pour agapes une dinde venue de la ville. Le cuisinier nous rejoua Le festin de Babette à sa façon, hommage indirect à celle qui m’apprit à rêver du Kenya.
Ce Nullepartville existe bien ; le présent s’impose à moi pour l’évoquer. Tout autre ayant fréquenté ce lieu bien réel en possède une autre vision. Ma mémoire est sélective, créative, j’en assume les incohérences ou les incongruités. Rien dans ces lignes n’évoque la vie des réfugiés ; de quel droit, pourrais-je la raconter ? Ce Nullepartville, je l’ai hanté six mois avec toujours en tête la perspective de m’en échapper à la demande. Les milliers de réfugiés n’avaient pas d’alternative. J’avais signé pour être là ; eux, la vie et la mort les avaient contraints. Je les salue et je salue leur courage.
Nullepartville existe bien dans notre monde : zone grise antithèse des terra incognita car, ici, nul droit de cité, nulle citoyenneté, nulles épopées, gestes ou grandes aventures. Les explorateurs romantiques ou décadents ne sauraient y faire fortune. Ce lieu ne devrait pas exister ; Nullepartville doit disparaître. D’ailleurs, dans le temps de ma présence, les autorités le fermaient progressivement. Quelques pays en mal de main d’œuvre venaient y faire leur marché aux têtes bien faites, des familles recevaient un pécule pour rentrer au pays et parfois revenaient pour le toucher une deuxième fois, entourloupe dérisoire au regard de leur détresse.
Des années plus tard, à l’occasion d’une autre crise, cette fois alimentaire, Nullepartville a ressurgi, phénix malfaisant et mal fait. Les camps se sont de nouveaux gavés de détresse ; les mouches ont repris leur festin. Branchages, tissus, bidons, sac de riz ont reparu. Nullepartville s’est tristement solidifié, le transitoire a perduré, contre toute espérance. Mais je n’y suis plus ; je suis allée vers d’autres horizons, et Nullepartville n’est plus qu’un moment de ma mémoire.
(… fin)
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