Le nouveau spectacle d’Antoine Defoort, Julien Fournet, Mathilde Maillard et Sébastien Vial, dont le titre complet est « On traversera le pont une fois rendu à la rivière », arpente des itinéraires non balisés où le rapport scène/salle est remis en question via des expérimentations cocasses et poétiques. Après Paris, il sera présenté à Bruxelles dans le cadre du Kunstenfestivaledesarts.
Il se passe ainsi beaucoup de choses inhabituelles dans On traversera le pont une fois rendus à la rivière, création présentée au Centquatre, à Paris, conçue par Antoine Defoort, Julien Fournet, Mathilde Maillard et Sébastien Vial, la belle équipe de l’Amicale de production. De ce spectacle hors normes, on peut dire qu’il a la forme d’un essai. Ne serait-ce que pour la raison qu’il s’adresse à la fois à un public assis dans une salle et, sur un mode sensiblement différent à des auditeurs distants, lesquels sans sortir de chez eux suivent les péripéties grâce à un ordinateur connecté.
Le fait de poser d’emblée deux types de relation avec le public est une donnée essentielle de ce qui se joue dans cette expérience amusante. Cela induit nécessairement deux façons de participer, car compte tenu de leur condition de réception, les spectateurs « distants » ne vivent pas la même chose et ne perçoivent pas le spectacle sous le même angle que ceux qui sont dans la salle. De fait par sa capacité de présenter plusieurs faces, On traversera le pont une fois rendus à la rivière a quelque chose d’un Rubik’s Cube que l’on peut manipuler, reconfigurer ou retourner dans tous les sens, ce qui laisse supposer une infinité de versions possibles.
Précisons que d’emblée une relative ambivalence est instaurée entre ce qui relève de la fiction et ce qui consiste à faire une expérience collective dont le sujet est autant une réflexion sur le théâtre – et partant sur la fiction – que sur la communication – s’il fallait donner un mot pour résumer toute l’affaire ce serait le mot « connexion« . La fiction comme on le sait repose sur ce que le poète anglais Samuel Taylor Coleridge appelait « la suspension de la volonté de ne pas croire » (willing suspension of disbelief).
À part un camion à l’arrêt, la scène est à peu près vide. Pourquoi ce camion – dont on ne sait pas d’où il vient ni où il est censé aller – lequel pourrait suggérer un possible road movie théâtral – à moins que ce ne soit une fausse piste même si cette idée de road movie persiste vaguement suspendue quelque part à l’arrière-plan de notre imagination. Ce qu’on apprend en revanche c’est que le camion et ses occupants sont d’ici. Contrairement à la jeune femme qui vient d’entrer en scène, qui, elle, n’est pas du coin.
Elle traverse le plateau, le bruit de ses pas résonne. Elle s’adresse au quidam installé dans le camion. Ils font connaissance. Mais voilà qu’elle explique que le bruit des pas est enregistré – si on les entend, c’est pour que les spectateurs distants perçoivent le fait qu’elle marche – démontant au passage un artifice technique pour nous replonger aussitôt dans la fiction puisque nous sommes censés nous situer au milieu d’une forêt où elle serait perdue.
Arrivés là on comprend qu’on se situe dans un espace métaphorique d’où les acteurs peuvent entrer et sortir à volonté. Cette fiction en forme de jeu de piste est le support d’une expérience plus générale. Il s’agit d’avancer, d’explorer des voies, ce qui veut aussi bien dire se perdre en forêt que s’y promener. Cela signifie aussi qu’il y a des haltes où l’on bivouaque à la nuit tombée. D’où l’intérêt de se réchauffer devant un feu de bois.
À ces pérégrinations amusantes est intégrée la dimension participative du spectacle avec en particulier la mise en relation des différents publics via un téléphone portable. Sachant que la personne au bout du fil ne doit pas prononcer un mot, c’est par le silence que nous entrons en connexion. Ainsi au milieu de la nuit, assis en pleine forêt devant un feu de bûches nous partageons tous un instant de silence. Non pas une minute solennelle visant à commémorer un événement tragique. Simplement pour le plaisir d’être ensemble, le plaisir de partager un moment.
Par son humour délicieux, cette situation minimale suscite un doux sentiment d’euphorie. Est-il nécessaire de dire qu’une fois atteint ce point d’orgue en forme de plus petit dénominateur commun, on sait désormais que, de quelque côté que l’on se trouve, l’expérience fonctionne avec la satisfaction amusée que ce genre de constat procure ? Alors certes il y a dans ce spectacle un aspect work in progress. On sent bien qu’il ne pourrait s’agir ici que d’une étape de recherche. Sans doute, d’autres spectacles suivront, qui exploreront à leur tour des voies plus ou moins similaires. Mais c’est précisément cela qui fait le charme des créations d’Antoine Defoort, Julien Fournet, Mathilde Maillard et Sébastien Vial.
Ensemble ou séparément ces comédiens – ils sont aussi auteurs, metteurs en scène, plasticiens, scénographes, bricoleurs – ont le don de concocter des œuvres singulières d’autant plus intéressantes que toujours elles titillent notre capacité d’étonnement. Quant à ceux qui se demandent avec raison comment il est possible d’enflammer des bûches à distance, le mieux qu’on puisse leur recommander c’est de courir au plus vite voir ce spectacle.
On traversera le pont une fois rendus à la rivière de et par Antoine Defoort, Julien Fournet, Mathilde Maillard et Sébastien Vial / l’Amicale de production
jusqu’au 13 mai au Centquatre, Paris 75019
du 23 au 27 mai à Bruxelles (Belgique) dans le cadre du Kunstenfestivaldesarts.
en août à Noorderzon, Groningen (Pays-Bas)
27 et 28 septembre au Künstlerhaus Mousonturm, Frankfort (Allemagne)
en novembre au Carré – Les Colonnes, Saint-Médard en Jallesd (33)
Les 19 et 20 décembre à MA Scène Nationale – Pays de Montbéliard, Montbéliard (25)
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