Les Carnets d’ailleurs de Marco & Paula #91: Les ondes de choc
C’est l’Afrique, un continent où les univers se croisent ou s’entremêlent; l’autre soir, Ravel s’est fait manger son Boléro à la sauce africaine, et Paula et moi étions du festin.
Le soir tombe langoureusement sur la lagune, la lune joue la primesautière derrière les nuages, et nous attendons le bateau pour rentrer à Abidjan. J’ai du mal à m’asseoir sur ma chaise, ayant ramé trop longtemps sur le banc vraiment dur du canoë de l’hôtel. Paula lit sous un ventilateur, pour éviter de se faire encore piquer par les moustiques, et je tapote sur mon clavier en me demandant ce que je vais bien pouvoir raconter dans ma rubrique. Ah, mais me voilà sauvé par une petite fenêtre: la machine annonce qu’elle se met en sommeil.
L’ordinateur s’est éteint, nous avons embarqué, quitté le havre tranquille que depuis plusieurs années Rodrigue construit avec une patience de fourmi rouge, évité le filet que des pêcheurs en pirogue avaient tendu au travers du bras, puis traversé sans préambule la zone portuaire illuminée comme une prison de haute sécurité, et rejoint l’embarcadère installé à côté de l’église, dans un petit quartier de Marcory, la zone résidentielle que les expats ont quitté au fur et à mesure des crises qui ont secoué la Côte d’Ivoire de 1998 à 2011.
Finalement, c’est peut-être bon signe, de n’avoir rien à dire. La vie suit un cours paisible. La Côte d’Ivoire panse ses plaies et s’essaie à rejoindre les rails de « l’émergence ». Paula m’a rejoint à Abidjan, et tous les deux, pas plus tard que cet après-midi, avons rêvé – dans le jardin d’une propriété à l’abandon dans la baie des milliardaires – que nous allions travailler dans le centre ville en vedette tous les matins. Mais dans ce cas, a dit Paula, tu continues à faire les courses. Le rêve s’est un peu cassé sur cette trivialité.
Ayant quitté la Côte d’Ivoire sur des notes de kalachnikov (fin 2010), je ne me suis pas encore complètement fait à l’idée que l’on puisse rêver ici de tranquillité. Et après le nomadisme extrême que nous avons pratiqué ces dernières années, j’ai aussi du mal à penser la durée. L’autre soir, avec ma fille, nous avons passé en revue nos dernières rencontres: 15 jours en deux ans, dont trois jours pour un enterrement. De rêver donc, devant une anse de lagune, à nous incruster sous les palmiers, m’a fait ressentir une petite onde de choc, comme si j’avais furtivement croisé un univers perpendiculaire.
Ces temps-ci, ces collisions semblent se multiplier. L’autre soir nous sommes tombés sur un univers dont nous ne comprenions pas très bien si il était parallèle, d’équerre ou seulement sujet à d’extrêmes métamorphoses. C’était à l’Institut Français, le programme annonçait « le « Bolero » de Ravel revisité, décortiqué, tropicalisé ». Le spectacle a démarré avec un chanteur soprano albinos accompagné d’une chorale, et enchaîné avec des moments de break dance, des percussions, de chant choral, de danses africaines sur fonds de balafon, et de bien d’autres extravagances fort réjouissantes, le tout rythmé par des interprétations variées du boléro.
À un moment, au milieu de ces liesses, l’univers s’est déchiré. Sur scène, hiératique, assise dos au public, une silhouette fine avec de longue tresses et un tutu rouge s’est doucement relevée et a esquissé sur le début du Boléro des pas de danse classique, puis la musique gagnant en intensité, elle fut rejointe par d’autres danseurs, sur une chorégraphie qui empruntait à l’Afrique et beaucoup à Béjart. La silhouette au tutu, androgyne, invoquant un avatar de Jorge Donn avec masque Africain, entraîna les danseurs dans un boléro sauvage et magnifique.
Assis dans mon coin, je m’émerveillais – sur ce coin de scène étaient apparus des êtres d’une modernité provocante pour un continent qui traîne toujours les pieds dans la poussière du village. Pour danser comme ils dansaient, ou pour chanter comme ils chantaient, ils avaient dû pratiquer leur art avec la rigueur extrême que seules l’ambition et la passion permettent. Et comme une fleur éclose dans la fange des traditions, ce danseur androgyne pirouettait, énigmatique et aérien, survolant un quotidien qui ne peut lui pardonner de vouloir être soi.
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