Carnets d’ailleurs de Marco & Paula #62 : Clac-clac, et la nuit fut !
Clac-clac, Paula entend des bruits. Parfois, c’est celui qui annonce que nous allons plonger dans la nuit. Parfois, c’est celui qui nous rassure, il y aura du café au petit déjeuner. Clac-clac, clac-clac, c’est la bande son de notre existence, à la maison, dans la rue, dans la tête. Clac-clac.
Être nomade n’empêche pas la routine, au contraire, je dirais. Accomplir les gestes matinaux dans un ordre quasi immuable me permet de mieux m’adapter aux changements permanents de mon environnement (l’oximore qui évoque mon existence, à graver sur la stèle que je n’aurai pas). Comme si toujours appliquer mes crèmes dans le même ordre me permettait de pouvoir m’imaginer être la même ici ou là-bas.
Il y a un clac-clac fort sympathique, celui des cireurs de chaussures qui claquent leurs brosses l’une contre l’autre pour attirer le passant et que je continue de prendre pour les pas d’un cheval.
Il y a un clac-clac terrifiant que je fantasme quand je pense à une collègue, victime récente d’un accident de circulation : je suis alors Ismaël, redoutant d’entendre la jambe de bois du Capitaine Achab arpentant le pont du Péquod, tourmenté par sa chasse à Moby Dick. Ma collègue a perdu sa jambe lorsqu’une voiture est rentrée dans un mur devant lequel elle attendait benoitement un taxi.
C’était il y a deux mois. Depuis, animée d’une volonté qui force mon admiration, elle se remet lentement mais sûrement. Dans une quinzaine de jours, elle devrait être appareillée.
Hier, je lui parlais, dissimulant tant bien que mal l’horreur que m’inspirait son moignon exposé, près duquel je m’étais assise à dessein, tentant de discuter avec elle de tissu cicatriciel (elle est infirmière, moi pas). Si elle parvient, apparemment, à accepter la perte de sa jambe, la moindre des choses est que je l’accepte moi aussi.
Au delà des soins médicaux se posent de cruciales interrogations, dont celle de son avenir professionnel car elle doit travailler : elle a à charge trois enfants – le père est aux abonnés absents – plus quelques parasites familiaux qui vivent de son salaire régulier et « relativement » confortable depuis 5 ans qu’elle travaille avec mon organisation. Nous espérons réussir à lui créer un poste compatible avec son handicap, mais nous n’avons pas toutes les cartes en main. Cela dépendra des lignes budgétaires négociées avec le bailleur or, dans la logique des projets de solidarité, le personnel n’entre pas dans la catégorie des bénéficiaires. Et pourtant… notre vingtaine d’emplois permet à quelques cent cinquante personnes de vivre.
Et se pose la question primordiale de l’argent. Comment payer tous ces frais médicaux qui s’accumulent, jour après jour ? Elle n’est pas hospitalisée dans la clinique à laquelle nous payons un abonnement mensuel de prise en charge des employés, car il lui fallait un spécialiste que cette clinique n’a pas.
Le propriétaire de la voiture est assuré mais auprès de la seule compagnie d’assurance du pays, la SONAS, qui est tellement efficace que j’entendais il y a peu un auditeur d’une radio locale remercier sincèrement « Madame la directrice nationale » de lui avoir obtenu le remboursement de ses frais, suite à un accident survenu en 2013. Et tous de se réjouir que la SONAS, en difficulté depuis des années, ait enfin traité 163 dossiers.
L’assurance, donc, attend que le propriétaire de la voiture passe en jugement. Las, c’est un général d’armée et il se fait tirer l’oreille pour répondre aux convocations du juge. Le chauffeur, lui, s’est évaporé dans la chaleur tropicale.
La sécurité sociale congolaise, l’INSS, auprès de laquelle nous avons déclaré cet accident du travail, attend, elle, pour rembourser les frais, que le dossier médical soit clos : « patient guéri ou décédé »… C’est à pleurer (j’aimerais écrire « de rire », mais le rire est bloqué). Pourtant, l’INSS est prompte à réclamer des cotisations sur tout le personnel, y compris le jeune gars que nous payons parfois à la journée pour livrer le matériel aux hôpitaux. Elle exerce même une pression constante pour que les expatriés des ONG, pourtant salariés ailleurs, cotisent également. J’ai déjà un bout de cotisation en Algérie alors, pourquoi pas au Congo ?
Enfin, il y a le clac clac des glaçons qui s’entrechoquent dans le gin & tonic. Celui là, c’est notre rituel du dimanche soir, et c’est non négociable.
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